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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке. Андре Жид
Читать онлайн.Название Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке
Год выпуска 1925
isbn 978-5-9925-1387-5
Автор произведения Андре Жид
Жанр Зарубежная классика
Серия Littérature contemporaine
Издательство КАРО
– Dans un instant, se dit-il, j’irai vers mon destin. Quel beau mot: l’aventure! Ce qui doit advenir. Tout le surprenant qui m’attend. Je ne sais pas si d’autres sont comme moi, mais dès que je suis réveillé, j’aime à mépriser ceux qui dorment. Olivier, mon ami, je partirai sans ton adieu. Houst! Debout, valeureux Bernard! Il est temps.
Il frotte son visage d’un coin de serviette trempée; se recoiffe; se rechausse. Il ouvre la porte, sans bruit. Dehors!
Ah! que paraît salubre à tout l’être l’air qui n’a pas encore été respiré! Bernard suit la grille du Luxembourg; il descend la rue Bonaparte, gagne les quais, traverse la Seine. Il songe à sa nouvelle règle de vie, dont il a trouvé depuis peu la formule: “Si tu ne fais pas cela, qui le fera? Si tu ne le fais pas aussitôt, quand sera-ce?” – Il songe: “De grandes choses à faire”; il lui semble qu’il va vers elles. “De grandes choses”, se répète-t-il en marchant. Si seulement il savait lesquelles!.. En attendant, il sait qu’il a faim: le voici près des Halles. Il a quatorze sous dans sa poche, pas un liard de plus. Il entre dans un bar; prend un croissant et un café au lait sur le zinc. Coût: dix sous. Il lui en reste quatre; crânement, il en abandonne deux sur le comptoir, tend les deux autres à un va-nu-pieds qui fouille une boîte à ordures. Charité? Défi? Peu importe. À présent, il se sent heureux comme un roi. Il n’a plus rien: tout est à lui! – J’attends tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers midi à servir devant moi quelque beau rosbif saignant, je composerai bien avec elle (car hier soir, il n’a pas dîné). Le soleil s’est levé depuis longtemps. Bernard rejoint le quai. Il se sent léger; s’il court, il lui semble qu’il vole. Dans son cerveau bondit voluptueusement sa pensée. Il pense:
– Le difficile dans la vie, c’est de prendre au sérieux longtemps de suite la même chose. Ainsi, l’amour de ma mère pour celui que j’appelais mon père – cet amour, j’y ai cru quinze ans; j’y croyais hier encore. Elle non plus, parbleu! n’a pu prendre longtemps au sérieux son amour. Je voudrais bien savoir si je la méprise, ou si je Peétime davantage, d’avoir fait de son fils un bâtard?… Et puis, au fond, je ne tiens pas tant que ça à le savoir. Les sentiments pour les progéniteurs, ça fait partie des choses qu’il vaut mieux ne pas chercher trop à tirer au clair. Quand au cocu, c’est bien simple: d’aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours haï; il faut bien que je m’avoue aujourd’hui que je n’y avais pas grand mérite – et c’est tout ce que je regrette ici. Dire que si je n’avais pas forcé ce tiroir, j’aurais pu croire toute ma vie que je nourrissais à l’égard d’un père des sentiments dénaturés! Quel soulagement de savoir!.. Tout de même, je n’ai pas précisément forcé le tiroir; je ne songeais même pas à l’ouvrir… Et puis il y avait des circonstances atténuantes: d’abord je m’ennuyais effroyablement ce jour-là. Et puis cette curiosité, cette “fatale curiosité”, comme dit Fénelon, c’est ce que j’ai le plus sûrement hérité de mon vrai père, car il n’y en a pas trace dans la famille Profitendieu. Je n’ai jamais rencontré moins curieux que Monsieur le mari de ma mère; si ce n’est les enfants qu’il lui a faits. Il faudra que je repense à eux quand j’aurai dîné… Soulever la plaque de marbre d’un guéridon et s’apercevoir que le tiroir bâille, ça n’est tout de même pas la même chose que de forcer une serrure. Je ne suis pas un crocheteur. Ça peut-arriver à n’importe qui, de soulever le marbre d’un guéridon. Thésée devait avoir mon âge quand il souleva le rocher. Ce qui empêche pour le guéridon, d’ordinaire, c’est la pendule. Je n’aurais pas songé à soulever la plaque de marbre du guéridon si je n’avais pas voulu réparer la pendule… Ce qui n’arrive pas à n’importe qui, c’est de trouver là-dessous des armes; ou des lettres d’un amour coupable! Bah! l’important c’était que j’en fusse instruit. Tout le monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un speâre révélateur. Hamlet! C’est curieux comme le point de vue diffère, suivant qu’on cet le fruit du crime ou de la légitimité. Je reviendrai là-dessus quand j’aurai dîné… Est-ce que c’était mal à moi de lire ces lettres? Si c’avait été mal… non, j’aurais des remords. Et si je n’avais pas lu ces lettres, j’aurais dû continuer à vivre dans l’ignorance, le mensonge et la soumission. Aérons-nous. Gagnons le large! “Bernard! Bernard, cette verte jeunesse…”, comme dit Bossuet; assieds-la sur ce banc, Bernard. Qu’il fait beau ce matin! Il y a des jours où le soleil vraiment a l’air de caresser la terre. Si je pouvais me quitter un peu, sûrement, je ferais des vers. Étendu sur le banc, il se quitta si bien qu’il dormit.
VII
Le soleil déjà haut par la fenêtre ouverte, vient caresser le pied nu de Vincent, sur le large lit où près de Lilian il repose. Celle-ci, qui ne le sait pas réveillé, se soulève, le regarde et s’étonne à lui trouver Pair soucieux.
Lady Griffith aimait Vincent peut-être; mais elle aimait en lui le succès. Vincent était grand, beau, svelte, mais il ne savait ni se tenir, ni s’asseoir, ni se lever. Soa visage était expressif, mais il se coiffait mal. Surtout elle admirait la hardiesse, la robustesse de sa pensée; il était certainement très instruit, mais il lui paraissait inculte. Elle se penchait avec un instincl: d’amante et de mère au-dessus de ce grand enfant qu’elle prenait tâche de former. Elle en faisait son oeuvre, sa statue. Elle lui apprenait à soigner ses ongles, à séparer sur le côté ses cheveux qu’il rejetait d’abord en arrière, et son front, à demi caché par eux, paraissait plus pâle et plus haut. Enfin, elle avait remplacé par des cravates seyantes, les modestes petits noeuds tout faits qu’il portait. Décidément Lady Griffith aimait Vincent; mais elle ne le supportait pas taciturne, ou “maussade”, comme elle disait.
Sur le front de Vincent elle promène doucement son doigt, comme pour effacer une ride, double pli qui, parti des sourcils, creuse deux barres verticales et semble presque douloureux.
– Si tu dois m’apporter ici des regrets, des soucis, des remords, autant vaut ne pas revenir, murmure-t-elle en se penchant vers lui.
Vincent ferme les yeux comme devant une clarté trop vive. La jubilation des regards de Lilian l’éblouit.
– Ici, c’est comme dans les mosquées; on se déchausse en entrant pour ne pas apporter la boue du dehors. Si tu crois que je ne sais pas à quoi tu penses! – Puis, comme Vincent veut lui mettre la main devant la bouche, elle se débat mutinement:
– Non, laisse-moi te parler sérieusement. J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu me disais l’autre jour. On croit toujours que les femmes ne savent pas réfléchir, mais tu verras que cela dépend desquelles… Ce que tu me disais sur les produits de croisement… et qu’on n’obtenait rien de fameux par mélange, mais plutôt par sélection… Hein! j’ai bien retenu ta leçon?.. Eh bien! ce matin, je crois que tu nourris un monstre, quelque chose de tout à fait ridicule et que tu ne pourras jamais sevrer: un hybride de bacchante et de Saint-Esprit. Pas vrai?.. Tu te dégoûtes d’avoir plaqué Laura: je lis ça dans le pli de ton front. Si tu veux retourner auprès d’elle, dis-le tout de suite et quitte-moi; c’est que je me serais trompée sur ton compte, et je te laisserais partir sans regrets. Mais, si tu prétends rester avec moi, quitte cette figure d’enterrement. Tu me rappelles certains Anglais: plus leur pensée s’émancipe, plus ils se raccrochent à la morale; c’est au point qu’il n’y a pas plus puritain que certains dé leurs libres penseurs… Tu me prends pour une sans-coeur? Tu te trompes: Je comprends très bien que tu aies pitié de Laura. Mais alors, qu’est-ce que tu fais ici?
Puis,