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n'aime pas la soupe maigre. Monsieur dîne d'un bon tapioca au gras, avec un bifteck ou une paire de côtelettes, et la pauvre sainte femme avale jusqu'au dernier morceau de gîte qui se bouillit dans la maison. Est-ce beau, cela?»

      Le marmiton fut touché dans l'âme. «Mon bon monsieur Tournoy, dit-il au maître d'hôtel, c'est des gens bien intéressants. Est-ce qu'on ne pourrait pas leur faire passer quelques douceurs, en s'entendant avec leur négresse?

      –Ah bien oui! elle est aussi fière qu'eux; elle ne voudrait rien de nous. Et cependant m'est avis qu'elle ne déjeune pas tous les jours.»

      Cette conversation aurait pu durer longtemps, si M. Anatole n'était venu l'interrompre. Il entra juste à point pour couper la parole au chasseur, qui ouvrait la bouche pour la première fois. L'assemblée se dispersa en toute hâte; chaque orateur emporta ses instruments de travail, et il ne resta dans la salle des délibérations qu'un de ces balais gigantesques qu'on appelle tête de loup.

      Cependant Marguerite de Bisson, duchesse de La Tour d'Embleuse, cheminait à pas pressés dans la direction de la rue Jacob. Les passants qui la frôlèrent du coude en courant donner ou recevoir des étrennes la trouvèrent semblable à ces Irlandaises désespérées qui piétinent sur le macadam des rues de Londres à la poursuite d'un penny. Fille des ducs de Bretagne, femme d'un ancien gouverneur du Sénégal, la duchesse était coiffée d'un chapeau de paille teinte en noir, dont les brides se tordaient comme des ficelles. Une voilette d'imitation, percée en cinq ou six endroits, cachait mal son visage et lui donnait une physionomie étrange. Cette belle tête, marquée de taches blanches d'inégale grandeur, semblait défigurée par la petite vérole. Un vieux crêpe de Chine, noirci par les soins du teinturier et roussi par les intempéries de l'air, laissait tomber tristement ses trois pointes, dont la frange effleurait la neige du trottoir. La robe qui se cachait là-dessous était si fatiguée que le tissu était méconnaissable. Il eût fallu l'examiner de bien près et à la loupe pour reconnaître une moire ancienne démoirée, limée, coupée dans les plis, effrangée par en bas, et dévorée par la boue corrosive du pavé de Paris. Les souliers qui supportaient ce lamentable édifice n'avaient plus ni forme ni couleur. Le linge ne se montrait nulle part, ni au col, ni aux manches. Quelquefois, au passage d'un ruisseau, la robe se relevait à droite et laissait voir un bas de laine grise, un simple jupon de futaine noire. Les mains de la duchesse, rougies par un froid piquant, se cachaient sous son châle. Elle traînait les pieds en marchant, non par une habitude de nonchalance, mais dans la peur de perdre ses souliers.

      Par un contraste que vous avez pu observer quelquefois, la duchesse n'était ni maigre, ni pâle, ni enlaidie en aucune façon par la misère. Elle avait reçu de ses ancêtres une de ces beautés rebelles qui résistent à tout, même à la faim. On a vu des prisonniers qui engraissaient dans leur cachot jusqu'à l'heure de la mort. A l'âge de quarante-sept ans, Mme de La Tour d'Embleuse conservait de beaux restes de jeunesse. Ses cheveux étaient noirs, et elle avait trente-deux dents capables de broyer le pain le plus dur. Sa santé était moins florissante que sa figure, mais c'est un secret qui restait entre elle et son médecin. La duchesse touchait à cette heure dangereuse et quelquefois mortelle où la femme disparaît pour faire place à l'aïeule. Plus d'une fois elle avait été saisie par des suffocations étranges. Elle rêvait souvent que le sang la prenait à la gorge pour l'étouffer. Des chaleurs inexplicables lui montaient au cerveau par bouffées, et elle s'éveillait dans un bain de vapeur animale où elle s'étonnait de ne point mourir. Le docteur Le Bris, un jeune médecin et un vieil ami, lui recommandait un régime doux, sans fatigues et surtout sans émotions. Mais quelle âme stoïcienne aurait traversé sans s'émouvoir de si rudes épreuves?

      Le duc César de La Tour d'Embleuse, fils d'un des émigrés les plus fidèles au roi et les plus acharnés contre le pays, fut récompensé magnifiquement des services de son père. En 1827, Charles X le nomma gouverneur général de nos possessions dans l'Afrique occidentale. Il était à peine âgé de quarante ans. Pendant vingt-huit mois de séjour dans la colonie, il tint tête aux Maures et à la fièvre jaune; puis il demanda un congé pour venir se marier à Paris. Il était riche, grâce au milliard d'indemnité; il doubla sa fortune en épousant la belle Marguerite de Bisson, qui possédait à Saint-Brieuc soixante mille livres de rente. Le roi signa son contrat le même jour que les ordonnances, et le duc se trouva marié et destitué tout d'un coup. Le nouveau pouvoir l'aurait accueilli volontiers dans la foule des transfuges; on dit même que le ministère de Casimir Périer lui fit quelques avances. Il dédaigna tous les emplois, par fierté d'abord, et autant par une invincible paresse. Soit qu'il eût dépensé en trois ans tout ce qu'il avait d'énergie, soit que la vie facile de Paris le retint par un attrait irrésistible, son seul travail pendant dix ans fut de promener ses chevaux au Bois et de montrer ses gants jaunes au foyer de l'Opéra. Paris était un pays nouveau pour lui, car il avait vécu à la campagne sous la férule inflexible de son père, jusqu'au jour où il partit pour le Sénégal. Il goûta si tard à tous les plaisirs, qu'il n'eut pas le temps de se blaser.

      Tout lui parut bon, les jouissances de la table, les satisfactions de la vanité, les émotions du jeu, et même les joies austères de la famille. Il montrait dans sa maison l'empressement d'un jeune mari, et dans le monde la fougue d'un fils de famille émancipé. Sa femme était la plus heureuse de France, mais elle n'était pas la seule dont il fit le bonheur. Il pleura de joie à la naissance de sa fille, vers l'été de 1835. Dans l'excès de son bonheur, il acheta une maison de campagne à une danseuse dont il était fou. Les dîners qu'il donnait chez lui n'avaient point de rivaux, si ce n'est les soupers qu'il donnait chez sa maîtresse. Le monde, qui est toujours indulgent pour les hommes, lui pardonna ce gaspillage de sa vie et de sa fortune. On trouva qu'il faisait galamment les choses, puisque ses plaisirs du dehors n'éveillaient pas un écho douloureux dans sa maison. En bonne justice, pouvait-on lui reprocher de répandre un peu partout le trop-plein de sa bourse et de son coeur? Aucune femme ne plaignit la duchesse; et, en effet, elle n'était pas à plaindre. Il évitait soigneusement de se compromettre, il ne se montrait en public qu'avec sa femme, et il aurait mieux aimé manquer une partie que de l'envoyer seule au bal.

      Cette vie en partie double, et les ménagements dont un galant homme sait envelopper ses plaisirs, eurent bientôt entamé son capital. Rien ne coûte plus cher à Paris que l'ombre et la discrétion. Le duc était trop grand seigneur pour compter avec personne. Il ne sut jamais rien refuser à sa femme ni à la femme d'autrui. Ne croyez pas qu'il ignorât les brèches énormes qu'il faisait à sa fortune; mais il comptait sur le jeu pour tout réparer. Les hommes à qui le bien est venu en dormant s'habituent à une confiance illimitée dans le destin. M. de La Tour d'Embleuse était heureux comme celui qui prend les cartes pour la première fois. On estime que ses gains de l'année 1841 doublèrent son revenu et au delà. Mais rien ne dure en ce monde, pas même le bonheur au jeu: il en fit bientôt l'expérience. La liquidation de 1848, qui mit à nu tant de misères, lui apprit qu'il était ruiné sans ressource. Il aperçut sous ses pieds un abîme sans fond. Un autre aurait perdu l'esprit; il ne perdit pas même l'espérance. Il alla droit à sa femme et lui dit gaiement: «Ma chère Marguerite, cette maudite révolution nous a tout pris. Nous n'avons pas mille francs à nous.»

      La duchesse ne s'attendait pas à semblable nouvelle. Elle songea à sa fille, et pleura amèrement.

      «Ne craignez rien, lui dit-il; c'est un orage qui passe. Comptez sur moi; je compte sur le hasard. On dit que je suis un homme léger; tant mieux! je reviendrai sur l'eau.»

      La pauvre femme essuya ses larmes et lui dit:

      «Bien, mon ami! Vous travaillerez?

      –Moi! Fi donc! J'attendrai la Fortune: c'est une capricieuse; elle est trop bien avec moi pour me quitter de but en blanc sans esprit de retour.»

      Le duc attendit huit ans dans un petit appartement de l'hôtel de Sanglié, au-dessus des écuries. Ses anciens amis, dès qu'ils eurent le temps de se reconnaître, l'aidèrent de leur bourse et de leur crédit. Il emprunta sans scrupule, en homme qui avait beaucoup prêté sans billet. On lui offrit plusieurs emplois, tous honorables. Une compagnie industrielle voulut l'adjoindre à son conseil de surveillance, avec une allocation qui valait un traitement. Il refusa, de peur de déroger. «Je veux bien vendre mon temps, dit-il; mais je n'entends pas prêter mon nom.» C'est ainsi

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