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quantité de pain suffisante pour donner à communier à près d'un million d'hommes. Cette multitude se rassasierait de l'Eucharistie le jour même. Grâce à elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès après midi, le règne de Dieu arriverait sur terre. Quel miracle et quelle jubilation!

      Le moine passa toute la matinée dans les belles rues et se trouva vers midi près de l'archevêché. Très content de soi, il alla trouver l'archevêque, qui, justement, était à table:

      –Prenez place, mon Père, dit le prélat, vous déjeunerez avec moi et vous êtes venu fort à propos.

      Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant qu'on le servît, regardait le pain qui s'allongeait sur la nappe. L'archevêque en avait coupé un quignon et le côté tranché apparaissait rond et blanc comme une hostie. L'archevêque porta à sa bouche un morceau de viande et du pain, puis il continua:

      –Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin de votre ministère et n'ai point dit la sainte messe ce matin. Je me confesserai après ce repas.

      Le moine tressaillit et regarda l'archevêque en demandant d'une voix rauque:

      –Monseigneur! un péché mortel?

      Mais le domestique arrivait, portant des plats fumants qu'il déposa devant le moine, auquel le prélat recommanda le silence en portant un doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père Séraphin se leva et répéta:

      –Un péché mortel, Monseigneur?… et vous avez mangé du pain!

      L'archevêque étonné le regardait, en roulant de petites boulettes de mie qu'il lançait vers le plafond. Il pensait:

      –Quel fanatique! Je changerai de confesseur.

      Le moine reprit:

      –Un péché mortel, Monseigneur, et vous avez mangé du pain eucharistique?

      Le prélat nia:

      –Vous avez mal compris, mon Père, je vous l'ai dit, je n'ai point célébré la sainte messe ce matin.

      Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les bras en croix, en criant:

      –Je suis un grand pécheur, Monseigneur, j'ai consacré ce matin tous les pains dans toutes les boulangeries de notre ville. Vous avez mangé du pain consacré. Tant d'hommes dont beaucoup étaient en état de péché mortel ont mangé le corps de Notre-Seigneur! Le mets divin a été profané à cause de moi, prêtre sacrilège…

      L'archevêque s'était dressé, terrible. Il s'écria:

      –Anathème sur toi, moine!

      Puis, l'ancienne fonction du Père se mêlant dans son esprit à des réminiscences classiques, il déclama:

      —Advocat infame vatem dici

      en prononçant spirituellement à la façon des Français du XVIe siècle:

      —Avocat infâme va-t-en d'ici!

      Et là-dessus, il éclata de rire.

      Mais le moine ne riait pas:

      –Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je vous confesserai ensuite.

      Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur l'avis du Franciscain coupable, les carrosses de l'archevêché furent attelés, et les domestiques, les petits abbés qui peuplent les palais épiscopaux, allèrent dans toutes les boulangeries, acheter le pain qu'ils devaient déposer au couvent du moine sacrilège.

      Là, les moines étaient réunis, le Père gardien parlait:

      –Qu'est devenu le Père Séraphin? Il était vertueux. Peut-être, au semblant de nos frères de jadis qui furent égarés par des oiseaux célestes et restèrent pendant des siècles en extase, reviendra-t-il dans cent ans…

      Les moines se signèrent et chacun d'eux avait à citer une histoire:

      –L'un des moines de Heisterbach, qui avait douté de l'éternité, suivit un écureuil dans la forêt. Il pensa y être demeuré dix minutes. Mais en revenant au couvent, il vit qu'au bord du chemin les petits cyprès étaient devenus de grands arbres…

      Un autre dit:

      –Un moine italien pensa n'avoir écouté qu'une minute un rossignol chanteur, mais en retournant au monastère…

      Un jeune moine ergoteur ricana:

      –On cite quelques aventures de cette espèce chez les Grecs, et qui sait? en ces oiseaux, au Moyen-Âge, était peut-être passée l'âme des antiques Sirènes…

      À ce moment on frappa à la porte du couvent, et les petits abbés de l'archevêché entrèrent, portant, avec des précautions infinies, les pains consacrés, qui étaient de diverses formes. Il y avait des flûtes longues et minces, des pains polkas pareils à des écus ronds—fuselés d'or à cause de la croûte, et d'argent à cause de la farine saupoudrée—qu'avaient pétris des gindres ignorant l'art du blason; des petits pains viennois, pareils à des oranges pâles, des pains de ménage appelés bouleau ou fendu, selon leur aspect.

      Et devant les moines chantant le Tantum ergo, les petits abbés portèrent leur fardeau dans la chapelle et empilèrent les pains sur l'autel…

      En expiation du sacrilège, les prêtres et les moines passèrent la nuit en adoration. Le matin ils communièrent, et aussi les jours suivants jusqu'à consommation des Saintes-Espèces, qui les derniers jours, craquaient sous les dents, car le pain s'était rassis…

      Le Père Séraphin ne reparut pas au couvent. Personne ne pourrait dire ce qu'il devint, si les journaux n'avaient rapporté la mort, à l'assaut de Pékin, d'un soldat anonyme de la Légion étrangère, sur l'avant-bras droit duquel était tatoué un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie…

      LE JUIF LATIN

      Un matin, je dormais, vivant en un beau songe. Un violent coup de sonnette m'éveilla. Je me dressai, jurant en latin, en français, en allemand, en italien, en provençal et en wallon. Je passai un pantalon, mis des savates et allai ouvrir. Un monsieur que je ne connaissais pas, mais d'apparence correcte, me demanda un instant d'entretien…

      Je fis entrer l'inconnu dans la chambre qui me sert de cabinet de travail, salon, et salle à manger, le cas échéant. Il s'empara de l'unique fauteuil. Pendant ce temps, dans la chambre à coucher, je précipitais une toilette sommaire en regardant mon réveille-matin, qui marquait onze heures. Je plongeai ma tête dans la cuvette, et, tandis que je frottais mes cheveux mouillés, le monsieur s'écria:

      –Je ne suis pas un poireau!

      Les cheveux en désordre, je pénétrai dans la pièce où je vis ce monsieur, penché sur un restant de pâté que j'avais oublié de cacher. Je m'excusai, demandai la permission de passer un veston, et portai le plat dans la chambre à coucher.

      Lorsque je revins, le monsieur me dit en souriant:

      –J'ai lu le Passant de Prague, et j'y ai vu que vous m'aimiez.

      Je balbutiai sans oser nier, à cause que je m'imaginai avoir affaire à un éditeur original qui, séduit par ma littérature, venait m'en demander contre espèces. Il continua:

      –Je me nomme Gabriel Fernisoun, né en Avignon. Vous ne me connaissez pas, mais vous aimez les juifs, donc vous m'aimez, car je suis juif, monsieur!

      Je ris en disant que, par conséquent, il était vrai que je l'aimasse, mais Fernisoun m'interrompit, s'écriant:

      –Halte-là, ne m'aimez pas. Vous êtes indécent, mon ami. Vous avez la gueule de bois, ce matin, mon pauvre, et vous osez parler d'amour!

      Je me récriai, protestant que mes mœurs étaient pures et que je ne m'étais pas couché plus tard qu'à une heure du matin. Fernisoun se réinstalla dans le fauteuil. Je pris une chaise. Il parla:

      –J'y consens, vous n'êtes pas amoureux; et, puisque je vous vois raisonnable, je vais élucider votre sympathie pour les juifs. Quels juifs préférez-vous?

      À cette

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