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Napoléon.

      Dans le portrait qu'il a fait d'elle16, Gérard a dissimulé l'embonpoint de son modèle; il l'a aminci, affiné quelque peu. Le portrait n'est qu'un buste, mais la tête a le rayonnement, la majesté douce et le sourire d'une déesse antique.

      Dans ses Mémoires, Alexandre Dumas, qui fut un peu l'amant de George, nous raconte qu'elle ne dédaignait pas de se montrer sans voiles, en prenant son bain, fière d'offrir aux regards de ses admirateurs les formes pures de sa nudité marmoréenne.

      Tout passe, hélas! et le temps inflexible ne respecte guère les chefs-d'œuvre de l'art ou de la beauté humaine. Une obésité déplorable vint envahir ce corps de femme, que la perfection de ses lignes aurait dû protéger. Dans les dernières années de sa vie, la déesse apparaissait comme une sorte de mastodonte. La figure seule avait conservé quelque majesté.

      Que fut maintenant le talent de l'artiste? Rien ne reste malheureusement du comédien ou de la comédienne. Quelques souvenirs de contemporains, et rien de plus. George fut-elle, comme le disent M. de Manne et Ménétrier, une artiste médiocre, sans grande originalité, plus faite pour jouer le drame que la tragédie? Fut-elle, au contraire, l'artiste inspirée, émouvante, sublime, qu'ont célébrée Victor Hugo et Alexandre Dumas? Elle interprétait leurs œuvres; ils ont pu, inconsciemment, forcer un peu la note de l'admiration.

      J'estime que la vérité doit se trouver entre ces deux appréciations.

      A seize ans, George faisait pleurer la vieille Dumesnil, en lui récitant des tirades de Clytemnestre. Son professeur, Mlle Raucourt, qui était elle-même une grande tragédienne et une femme d'esprit, jugeait que le talent de son élève l'appelait à jouer les mères tragiques. En effet, George avait au plus haut point le sentiment familial, plus que le sens de l'amour. Elle a dû être une Clytemnestre, une Mérope, une Idamé magnifiques, si, à son talent tragique on ajoute la beauté de toute sa personne, la vigueur et la puissance de son geste et de sa voix. Lorsqu'elle a abordé le drame romantique, lorsqu'elle y a porté cette fermeté de diction que peut seule donner l'étude de la tragédie, elle a dû être vraiment splendide dans Marguerite de Bourgogne, dans Lucrèce Borgia, dans Marie Tudor. Mais elle n'a jamais dû avoir l'acuité tragique, ni ce que j'appellerai la distinction antique, la ligne plastique, sculpturale de Rachel, ni la grâce souveraine et l'intelligence artistique sans rivale de Sarah Bernhardt.

      Définir le talent de George, c'est dire en même temps son caractère. Elle n'a jamais eu d'enfant; mais la maternité était sa vocation. Elle était foncièrement bonne, généreuse, incapable de méchanceté ni de rancune. Pas une ligne amère, pas un mot cruel dans ses mémoires. Il me semble les lui voir débiter avec un sourire aimable et maternel. Victor Hugo a dit, en parlant de la reine Anne: Elle était fière d'être grasse17. Je crois que le mot pourrait être appliqué à George. La lettre de Sardou, qu'on trouvera plus loin, constate que, dans ses dernières années de théâtre, elle avait gardé un grand air et une grande noblesse. Retirée de la scène, elle se négligea, s'alourdit de plus en plus. Elle devint la grosse maman, dont parle Sardou à la fin de sa lettre.

      Malgré les récits peut-être un peu embellis de ses relations avec Bonaparte, et malgré sa longue liaison avec Harel, son directeur et son amant, je ne crois pas que George ait été très amoureuse et très sensuelle. On cite parmi ses admirateurs Talleyrand, Murat, le prince de Wurtemberg, Lucien Bonaparte, le roi Jérôme, l'empereur Alexandre Ier, Coster de Saint-Victor, le comte Beckendorf, Jules Janin, Alexandre Dumas, d'autres encore. Mais ce ne furent que des caprices passagers. La liaison durable, c'est celle avec Harel, peut-être parce que, ni d'un côté ni de l'autre, on ne s'était promis une absolue fidélité. Quoi qu'il en soit, je serais disposé à penser que, pour cette nature opulente et paresseuse, l'amour était plutôt une fatigue. George devait aimer mieux se montrer, faire admirer ses charmes, se complaire en d'agréables préludes, plutôt que se donner d'un élan fougueux et passionné. Elle n'avait rien du tempérament de son amie, Marie Dorval, cette enragée d'amour, dont je publierai un jour la correspondance. Celle-là, c'est

      Vénus tout entière à sa proie attachée!

      C'est l'amoureuse par excellence, c'est la Phèdre du dix-neuvième siècle.

      Tout autre était la calme, sereine et plantureuse Marie Tudor. D'une intelligence plutôt moyenne, bonne jusqu'à l'aveuglement, généreuse, répandant autour d'elle tout ce qu'elle gagnait, supportant gaiement la pauvreté, c'était, j'imagine, par laisser-aller, par douceur d'âme, par curiosité d'art antique, plutôt que par passion, qu'elle devait s'abandonner aux caresses d'un amant.

      Ses mémoires, pleins de tendresse filiale, de reconnaissance pour l'Empereur et les Bonaparte, d'indulgence pour tous, nous la font aimer. Cette femme, que sa beauté souveraine, ses conquêtes impériales auraient pu rendre vaniteuse et hautaine, n'a jamais su haïr, ni faire du mal à qui que ce fût. C'est un éloge que n'ont pas toujours su mériter les grands artistes. Il y a parfois un peu de férocité chez les dieux, surtout dans l'âme des déesses.

      Et maintenant, laissons parler Mlle George.

      MADEMOISELLE GEORGE 18

      PREMIÈRE PARTIE

      MANUSCRIT ORIGINAL

SA NAISSANCE.—SA FAMILLE

      Le Journal de Bayeux indique et donne les détails de ma naissance assez originale. Sortie de Bayeux à l'âge de dix mois en compagnie d'une belle et fraîche nourrice normande, nommée Marianne; mon père et ma mère vinrent à Amiens, mon père comme chef d'orchestre, ma mère pour y jouer l'emploi des soubrettes, et mon frère Charles qui, à cinq ans, raclait du violon! Toute petite, on me trouvait, dit-on, assez bien; ma nourrice, fière de son nourrisson, cédait facilement aux instances des premières grandes dames de la ville, qui voulaient avoir tous les jours la petite Mimi, et la comblaient de petits bonnets, etc., la nourrice n'était pas oubliée, ce qui la rendait très docile, et ne se trouvait nullement fatiguée d'avoir tout le jour sur les bras son gros enfant! Arrivée à l'âge de cinq ans, on découvrit en moi quelques dispositions; j'avais déjà une jolie voix, j'étais musicienne par instinct. Comment ne l'aurais-je pas été? mon père Allemand et grand musicien, mon frère ne s'occupant que de son violon; j'étais toujours à chanter et à taper une mauvaise épinette qui me préparait au piano. On faisait peu d'argent au théâtre, mon pauvre père était désolé; il lui vint l'idée de m'apprendre à chanter le rôle de Perrette dans la Petite Victoire, opéra en un acte. Il fut si heureux de voir que sa Mimi s'en tirerait avec succès qu'il mit cet opéra à l'étude; les répétitions prouvèrent que je m'en tirerais bien, et me voilà partie et lancée au théâtre!

      Heureux début qui versa dans la caisse une ample moisson, qui vint ranimer le courage de ces pauvres comédiens, car ma tout enfantine apparition fit un effet si merveilleux que l'on donna quarante représentations de suite avec salle comble! Définitivement, j'étais un grand personnage; il était, au fait, assez curieux de voir cette laitière de cinq ans, si petite que, pour le pot au lait que je devais porter sur la tête, ma mère fut obligée de me donner une tasse, et j'avais, ce qui rendait la chose complètement bouffonne, un Guillot et un Colas grands comme don Quichotte. J'ai toujours conservé mon costume, tant tous les souvenirs de l'enfance me sont chers. Hélas! pourquoi sont-ils si doux et si tristes à la fois?

      Mon frère, à l'âge de dix ans, tenait sa partie à l'orchestre comme second violon. Ah! nous étions tous au travail. Mon père ne négligeait point notre éducation: pour moi, maître de piano; pour mon frère et moi, maître de langues, de dessin, d'histoire et de danse, s'il vous plaît. Rien ne fut épargné pour suffire à toutes les dépenses. Mon père faisait un peu de commerce; on l'aimait, on l'estimait, et on lui facilitait tous les moyens pour élever avec honneur sa petite famille. Pauvre père! Combien de fois a-t-il passé des nuits à copier de la musique! Il arrivait ainsi à apporter un peu d'aisance dans sa maison, et ma chère toute petite mère, qui était si glorieuse de ses enfants, nous tenait avec un soin et une propreté exemplaires. J'étais très exacte pour mes leçons.

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<p>16</p>

Le portrait de Gérard a appartenu à Vivant-Denon, le Spirituel surintendant des musées du premier Empire, et l'auteur de l'adorable conte: Pas de lendemain. A la vente qui eut lieu après le décès de Denon, en 1826, le portrait de George fut racheté moyennant un prix dérisoire (2,010 fr.) par le peintre Pérignon. Il appartient à Mme la comtesse de Pourtalès.

<p>17</p>

Victor Hugo, l'Homme qui rit.—Paris, librairie Lacroix, Verboeckoven et Cie, 1869. Tome II, p. 86.

<p>18</p>

George (Marguerite-Joséphine Weimer, dite Mlle).—Née à Bayeux le 23 février 1787.—Débute le 8 frimaire an XI (28 novembre 1802).—Sociétaire le 17 mars 1804.—Partie le 11 mai 1808.—Russie, 1811.—Rentrée le 29 septembre 1813.—Retirée le 8 mai 1817.—Odéon, 1822.—Porte-Saint-Martin, 1831.—Morte à Passy, 3, rue du Ranelagh, le 11 janvier 1867.—Inhumée au cimetière du Père-Lachaise. (Georges n class="smcap">n class="smcap">Monval, Liste alphabétique des sociétaires de la Comédie-Française, depuis Molière jusqu'à nos jours.—1 vol. in-8o, Charavay, 1900.)