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puis, il était venu au quai de Bourbon, par économie.

      Il y vivait en sauvage, d'un absolu dédain pour tout ce qui n'était pas la peinture, brouillé avec sa famille qui le dégoûtait, ayant rompu avec sa tante, charcutière aux Halles, parce qu'elle se portait trop bien, gardant seulement au cœur la plaie secrète de la déchéance de sa mère, que des hommes mangeaient et poussaient au ruisseau.

      Brusquement, il cria à Sandoz:

      «Hé! dis donc, si tu voulais bien ne pas t'avachir!» Mais Sandoz déclara qu'il s'ankylosait, et il sauta du canapé, pour se dérouiller les jambes. Il y eut un repos de dix minutes. On parla d'autre chose. Claude se montrait débonnaire. Quand son travail marchait, il s'allumait peu à peu, il devenait bavard, lui qui peignait les dents serrées, rageant à froid, dès qu'il sentait la nature lui échapper.

      Aussi, à peine son ami eut-il repris la pose, qu'il continua d'un flot intarissable, sans perdre un coup de pinceau.

      «Hein? mon vieux, ça marche? Tu as une crâne tournure, là-dedans… Ah! les crétins, s'ils me refusent celui-ci, par exemple! Je suis plus sévère pour moi qu'ils ne le sont pour eux, bien sûr: et, lorsque je me reçois un tableau, vois-tu, c'est plus sérieux que s'il avait passé devant tous les jurys de la terre… Tu sais, mon tableau des Halles, mes deux gamins sur des tas de légumes, eh bien, je l'ai gratté, décidément: ça ne venait pas, je m'étais fichu là dans une sacrée machine, trop lourde encore pour mes épaules. Oh! je reprendrai ça un jour, quand je saurai, et j'en ferai d'autres, oh! des machines à les flanquer tous par terre d'étonnement!» Il eut un grand geste, comme pour balayer une foule; il vida un tube de bleu sur sa palette, puis, il ricana en demandant quelle tête aurait devant sa peinture son premier maître, le père Belloque, un ancien capitaine manchot, qui, depuis un quart de siècle, dans une salle du Musée, enseignait les belles hachures aux gamins de Plassans.

      D'ailleurs, à Paris, Berthou, le célèbre peintre de Néron au cirque, dont il avait fréquenté l'atelier pendant six mois, ne lui avait-il pas répété, à vingt reprises, qu'il ne ferait jamais rien! Ah! qu'il les regrettait aujourd'hui, ces six mois d'imbéciles tâtonnements, d'exercices niais sous la férule d'un bonhomme dont la caboche différait de la sienne! Il en arrivait à déclamer contre le travail au Louvre, il se serait, disait-il, coupé le poignet, plutôt que d'y retourner gâter son œil à une de ces copies, qui encrassent pour toujours la vision du monde où l'on vit.

      Est-ce que, en art, il y avait autre chose que de donner ce qu'on avait dans le ventre? est-ce que tout ne se réduisait pas à planter une bonne femme devant soi, puis à la rendre comme on la sentait? est-ce qu'une botte de carottes, oui, une botte de carottes! étudiée directement, peinte naïvement, dans la note personnelle où on la voit, ne valait pas les éternelles tartines de l'École, cette peinture au jus de chique, honteusement cuisinée d'après les recettes? Le jour venait où une seule carotte originale serait grosse d'une révolution. C'était pourquoi, maintenant, il se contentait d'aller peindre, à l'atelier Boutin, un atelier libre qu'un ancien modèle tenait rue de la Huchette.

      Quand il avait donné ses vingt francs au massier, il trouvait là du nu, des hommes, des femmes, à en faire une débauche, dans son coin; et il s'acharnait, il y perdait le boire et le manger, luttant sans repos avec la nature, fou de travail, à côté des beaux fils qui l'accusaient de paresse ignorante, et qui parlaient arrogamment de leurs études, parce qu'ils copiaient des nez et des bouches, sous l'œil d'un maître. «Écoute ça, mon vieux, quand un de ces cocos-là aura bâti un torse comme celui-ci, il montera me le dire, et nous causerons.» Du bout de sa brosse, il indiquait une académie peinte, pendue au mur, près de la porte. Elle était superbe, enlevée avec une largeur de maître; et, à côté, il y avait encore d'admirables morceaux, des pieds de fillette, exquis de vérité délicate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait la fierté de ces quelques études, les seules dont il fût satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines et inexpliquées.

      Il poursuivit avec violence, sabrant à grands coups le veston de velours, se fouettant dans son intransigeance qui ne respectait personne;«Tous des barbouilleurs d'images à deux sous, des réputations volées, des imbéciles ou des malins à genoux devant la bêtise publique! Pas un gaillard qui flanque une gifle aux bourgeois!.. Tiens! le père Ingres, tu sais s'il me tourne sur le cœur, celui-là, avec sa peinture glaireuse? Eh bien! c'est tout de même un sacré bonhomme, et je le trouve très crâne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu'il a fait avaler de force aux idiots, qui croient aujourd'hui le comprendre… Après ça, entends-tu! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Le reste, c'est de la fripouille… Hein? le vieux lion romantique, quelle fière allure! En voilà un décorateur qui faisait flamber les tons! Et quelle poigne! Il aurait couvert les murs de Paris, si on les lui avait donnés: sa palette bouillait et débordait. Je sais bien, ce n'était que de la fantasmagorie; mais, tant pis! ça me gratte, il fallait ça, pour incendier l'École… Puis, l'autre est venu, un rude ouvrier, le plus vraiment peintre du siècle, et d'un métier absolument classique, ce que pas un de ces crétins n'a senti. Ils ont hurlé, parbleu! ils ont crié à la profanation, au réalisme, lorsque ce fameux réalisme n'était guère que dans les sujets; tandis que la vision restait celle des vieux maîtres et que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nos musées… Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits à l'heure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Et maintenant, oh! maintenant…» Il se tut, se recula pour juger l'effet, s'absorba une minute dans la sensation de son œuvre, puis repartit;«Maintenant, il faut autre chose… Ah! quoi? je ne sais pas au juste! Si je savais et si je pouvais, je serais très fort. Oui, il n'y aurait plus que moi… Mais ce que je sens, c'est que le grand décor romantique de Delacroix craque et s'effondre; et c'est encore que la peinture noire de Courbet empoisonne déjà le renfermé, le moisi de l'atelier où le soleil n'entre jamais… Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu'ils se comportent dans de la vraie lumière, enfin je ne puis pas dire, moi! notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d'aujourd'hui doivent faire et regarder.» Sa voix s'éteignit de nouveau, il bégayait, n'arrivait pas à formuler la sourde éclosion d'avenir qui montait en lui. Un grand silence tomba, pendant qu'il achevait d'ébaucher le veston de velours, frémissant.

      Sandoz l'avait écouté, sans lâcher là pose. Et, le dos tourné, comme s'il eût parlé au mur, dans un rêve; il dit alors à son tour «Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir… Moi, chaque fois qu'un professeur a voulu m'imposer une vérité, j'ai eu une révolte de défiance, en songeant;«Il se trompe ou il me trompe.» Leurs idées m'exaspèrent, il me semble que la vérité est plus large… Ah! que ce serait beau, si l'on donnait son existence entière à une œuvre, où l'on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l'arche immense! Et pas dans l'ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchie imbécile dont notre orgueil se berce; mais en pleine coulée de la vie universelle, un monde où nous ne serions qu'un accident, où le chien qui passe, et jusqu'à la pierre des chemins, nous compléteraient, nous expliqueraient; enfin, le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu'il fonctionne…

      Bien sûr, c'est à la science que doivent s'adresser les romanciers et les poètes, elle est aujourd'hui l'unique source possible. Mais, voilà! que lui prendre, comment marcher avec elle? Tout de suite, je sens que je patauge…

      Ah! si je savais, si je savais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de la foule!» Il se tut, lui aussi. L'hiver précédent, il avait publié son premier livre, une suite d'esquisses aimables, rapportées de Plassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaient seules le révolté, le passionné de vérité et de puissance. Et, depuis, il tâtonnait, il s'interrogeait dans le tourment des idées, confuses encore, qui battaient son crâne. D'abord, épris des besognes géantes, il avait eu le projet d'une genèse de l'univers, en trois phases: la création, rétablie d'après la science; l'histoire de l'humanité, arrivant à son heure jouer son rôle, dans la chaîne des êtres; l'avenir, les êtres se succédant toujours, achevant de créer le monde, par le travail

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