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tombé dans un abominable désespoir, une semaine d'impuissance et de doute, toute une semaine de torture, à se croire frappé de stupidité. Et il se remettait, il avait repris son train habituel, sa lutte résignée et solitaire contre son tableau, lorsque, par une matinée brumeuse de la fin d'octobre, il tressaillit et posa rapidement sa palette.

      On n'avait pas frappé, mais il venait de reconnaître un pas qui montait. Il ouvrit, et elle entra. C'était elle enfin.

      Christine, ce jour-là, portait un large manteau de laine grise qui l'enveloppait tout entière. Son petit chapeau de velours était sombre, et le brouillard du dehors avait emperlé sa voilette de dentelle noire. Mais il la trouva très gaie, dans ce premier frisson de l'hiver. Elle s'excusa d'avoir tardé si longtemps à revenir; et elle souriait de son air franc, elle avouait qu'elle avait hésité, qu'elle avait bien failli ne plus vouloir: oui, des idées à elle, des choses qu'il devait comprendre. Il ne comprenait pas, il ne demandait pas à comprendre, puisqu'elle était là.

      Cela suffisait qu'elle ne fût point fâchée, qu'elle consentit à monter de temps à autre, en bonne camarade. Il n'y eut pas d'explication, chacun garda le tourment et le combat des jours passés. Pendant près d'une heure, ils causèrent, très d'accord, sans rien de caché ni d'hostile désormais, comme si l'entente s'était faite à leur insu, loin l'un de l'autre. Elle ne sembla même pas voir les esquisses et les études des murs. Un instant, elle regarda fixement la grande toile, la figure de femme nue, couchée dans l'herbe, sous l'or flambant du soleil. Non, ce n'était pas elle, cette fille n'avait ni son visage ni son corps: comment avait-elle pu se reconnaître dans cet épouvantable gâchis de couleurs? Et son amitié s'attendrit d'une pointe de pitié pour ce brave garçon, qui ne faisait pas même ressemblant. Au départ, sur le seuil, ce fut elle qui lui tendit cordialement la main.

      «Vous savez, je reviendrai.

      – Oui, dans deux mois.

      – Non, la semaine prochaine… Vous verrez bien. À jeudi.» Le jeudi, elle reparut, très exacte. Et, dès lors, elle ne cessa plus de venir, une fois par semaine, d'abord sans date régulière, au hasard de ses jours libres; puis, elle choisit le lundi, Mme Vanzade lui ayant accordé ce jour-là, pour marcher et respirer au plein air du bois de Boulogne.

      Elle devait être rentrée à onze heures, elle se hâtait à pied, elle arrivait toute rose d'avoir couru, car il y avait une bonne course de Passy au quai de Bourbon. Pendant quatre mois d'hiver, d'octobre à février, elle s'en vint ainsi sous les pluies battantes, sous les brouillards de la Seine, sous les pâles soleils qui attiédissaient les quais.

      Même, dès le deuxième mois, elle arriva parfois à l'improviste, un autre jour de la semaine, profitant d'une course dans Paris pour monter; et elle ne pouvait s'attarder plus de deux minutes, on avait tout juste le temps de se dire bonjour: déjà, elle redescendait l'escalier, en criant bonsoir.

      Maintenant, Claude commençait à connaître Christine.

      Dans son éternelle méfiance de la femme, un soupçon lui était resté, l'idée d'une aventure galante en province; mais les yeux doux, le rire clair de la jeune fille, avaient tout emporté, il la sentait d'une innocence de grande enfant. Dès qu'elle arrivait, sans un embarras, à l'aise comme chez un ami, c'était pour bavarder, d'un flot intarissable. Vingt fois, elle lui avait raconté son enfance à Clermont, et elle y revenait toujours. Le soir où son père, le capitaine Hallegrain, avait eu sa dernière attaque, foudroyé, tombé de son fauteuil ainsi qu'une masse, sa mère et elle étaient à l'église. Elle se rappelait parfaitement leur retour, puis la nuit affreuse, le capitaine très gros, très fort, allongé sur un matelas, avec sa mâchoire inférieure qui avançait; si bien que, dans sa mémoire de gamine, elle ne pouvait le revoir autrement. Elle aussi avait cette mâchoire-là, sa mère lui criait, quand elle ne savait de quelle façon la dompter: «Ah! menton de galoche, tu te mangeras le sang comme ton père!» Pauvre mère! l'avait-elle assez étourdie de ses jeux violents, de ses crises folles de tapage! Aussi loin qu'elle pouvait remonter, elle la trouvait devant la même fenêtre, petite, fluette, peignant sans bruit ses éventails, avec des yeux doux, tout ce qu'elle tenait d'elle aujourd'hui. On le lui disait parfois, à la chère femme, voulant lui faire plaisir: «Elle a vos yeux.» Et elle souriait, elle était heureuse d'être au moins pour ce coin de douceur, dans le visage de sa fille. Depuis la mort de son mari, elle travaillait si tard, que sa vue se perdait. Comment vivre? la pension de veuve, les six cents francs qu'elle touchait suffisait à peine aux besoins de l'enfant. Pendant cinq années, celle-ci avait vu sa mère pâlir et maigrir, s'en aller un peu chaque jour, jusqu'à n'être plus qu'une ombre; et elle gardait le remords de n'avoir pas été très sage, la désespérant par son manque d'application au travail, recommençant tous les lundis de beaux projets, jurant de l'aider bientôt à gagner de l'argent; mais ses jambes et ses bras partaient malgré son effort, elle tombait malade dès qu'elle restait tranquille. Alors, un matin, sa mère n'avait pu se lever, et elle était morte, la voix éteinte, les yeux pleins de grosses larmes. Toujours, elle l'avait ainsi présente, morte déjà, les yeux grands ouverts et pleurant encore, fixés sur elle.

      D'autres fois, Christine, questionnée par Claude sur Clermont, oubliait tout ce deuil, pour lâcher les gais souvenirs. Elle riait à belles dents de leur campement, rue de l'Éclache, elle, née à Strasbourg, le père Gascon, la mère Parisienne, tous les trois jetés dans cette Auvergne, qu'ils abominaient. La rue de l'Éclache, qui descend au Jardin des Plantes, étroite et humide, était d'une mélancolie de caveau; pas une boutique, jamais un passant, rien que les façades mornes, aux volets toujours fermés; mais, vers le midi, dominant des cours intérieures, les fenêtres de leur logement avaient la joie du grand soleil. Même la salle à manger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois, dont les arcades étaient garnies d'une glycine géante, qui les enfouissait dans sa verdure. Et elle y avait grandi, d'abord près de son père infirme, ensuite cloîtrée avec sa mère que la moindre sortie épuisait; elle ignorait si complètement la ville et les environs, qu'elle et Claude finissaient par s'égayer lorsqu'elle accueillait ses questions d'un éternel: Je ne sais pas. Les montagnes? oui, il y avait des montagnes d'un côté, on les apercevait au bout des rues. Tandis que, de l'autre côté, en enfilant d'autres rues, on voyait des champs plats, à l'infini; mais on n'y allait pas, c'était trop loin. Elle reconnaissait seulement le Puy-de-Dôme, tout rond, pareil à une bosse. Dans la ville, elle se serait rendue à la cathédrale, les yeux fermés: on faisait le tour par la place de Jaude, on prenait la rue des Gras; et il ne fallait point lui en demander davantage, le reste s'enchevêtrait, des ruelles et des boulevards en pente, une cité de lave noire qui dévalait, où les pluies d'orage roulaient comme des fleuves, sous de formidables éclats de foudre. Oh! les orages de là-bas, elle en frissonnait encore! Dans sa chambre, au-dessus des toits, le paratonnerre du musée était toujours en feu. Elle avait, dans la salle à manger qui servait aussi de salon, une fenêtre à elle, une profonde embrasure, grande comme une pièce, où se trouvaient sa table de travail et ses petites affaires.

      C'était là que sa mère lui avait appris à lire; c'était là que, plus tard, elle s'endormait en écoutant ses professeurs, tellement la fatigue des leçons l'étourdissait. Aussi, maintenant, se moquait-elle de son ignorance: Ah! une demoiselle bien instruite, qui n'aurait pas su dire seulement tous les noms des rois de France, avec les dates! une musicienne fameuse qui en était restée aux Petits bateaux; une aquarelliste prodige, qui ratait les arbres, parce que les feuilles étaient trop difficiles à imiter! Brusquement, elle sautait aux quinze mois qu'elle avait passés à la Visitation, après la mort de sa mère, un grand couvent, hors de la ville, avec des jardins magnifiques; et les histoires de bonnes sœurs ne tarissaient plus, des jalousies, des niaiseries, des innocences à faire trembler. Elle devait entrer en religion, elle suffoquait à l'église. Tout lui semblait fini, lorsque la supérieure qui l'aimait beaucoup l'avait elle-même détournée du cloître, en lui procurant cette place chez Mme Vanzade. Une surprise lui en restait, comment la mère des Saints-Anges avait-elle lu si clairement en elle? car, depuis qu'elle habitait Paris, elle était en effet tombée à une complète indifférence religieuse.

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