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L'Argent. Emile Zola
Читать онлайн.Название L'Argent
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
D'un nouveau geste, Busch prit le dossier Sicardot, une mince chemise de papier gris. Aucun frais n'avait été fait, il n'y avait là que les douze billets.
«Encore si Victor était gentil! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un enfant épouvantable… Ah! c'est dur de faire des héritages pareils, un gamin qui finira sur l'échafaud, et ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien!»
Busch tenait ses gros yeux pâles obstinément fixés sur les billets. Que de fois il les avait étudiés ainsi, espérant, dans un détail inaperçu, dans la forme des lettres, jusque dans le grain du papier timbré, découvrir un indice. Il prétendait que cette écriture pointue et fine ne devait pas lui être inconnue.
«C'est curieux, répétait-il une fois encore, j'ai certainement vu déjà des a et des o pareils, si allongés, qu'ils ressemblent à des i.»
Juste à ce moment, on frappa; et il pria la Méchain d'allonger la main pour ouvrir; car la pièce donnait directement sur l'escalier. Il fallait la traverser si l'on voulais gagner l'autre, celle qui avait vue sur la rue. Quant à la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de l'autre côté du palier.
«Entrez, monsieur.»
Et ce fut Saccard qui entra. Il souriait, égayé intérieurement par la plaque de cuivre, vissée sur la porte et portant en grosses lettres noires le mot Contentieux.
«Ah! oui, monsieur Saccard, vous venez pour cette traduction… Mon frère est là, dans l'autre pièce… Entrez, entrez donc.»
Mais la Méchain bouchait absolument le passage, et elle dévisageait le nouveau venu, l'air de plus en plus surpris. Il fallut tout une manœuvre lui recula dans l'escalier, elle-même sortit, s'effaçant sur le palier, de façon qu'il pût entrer et gagner enfin la chambre voisine, où il disparut. Pendant ces mouvements compliqués, elle ne l'avait pas quitté des yeux.
«Oh! souffla-t-elle, oppressée, ce M. Saccard, je ne l'avais jamais tant vu… Victor est tout son portrait.»
Busch sans comprendre d'abord, la regardait. Puis, une brusque illumination se fit, il eut un juron étouffé.
«Tonnerre de Dieu! c'est ça, je savais bien que j'avais vu ça quelque part!»
Et, cette fois, il se leva, bouleversa les dossiers, finit par trouver une lettre que Saccard lui avait écrite, l'année précédente, pour lui demander du temps en faveur d'une dame insolvable. Vivement, il compara l'écriture des billets à celle de cette lettre c'étaient bien les mêmes a et les mêmes o, devenus avec le temps plus aigus encore et il y avait aussi une identité de majuscules évidente.
«C'est lui, c'est lui, répétait-il. Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard?»
Mais, dans sa mémoire, une histoire confuse s'éveillait, le passé de Saccard, qu'un agent d'affaires Larsonneau, millionnaire aujourd'hui, lui avait conté. Saccard tombant à Paris au lendemain du coup d'État, venant exploiter la puissance naissante de son frère Rougon, et d'abord sa misère dans les rues noires de l'ancien Quartier latin, et ensuite sa fortune rapide, à la faveur d'un louche mariage quand il avait eu la chance d'enterrer sa femme. C'était lors de ces débuts difficiles qu'il avait changé son nom de Rougon contre celui de Saccard, en transformant simplement le nom de cette première femme, qui se nommait Sicardot.
«Oui, oui, Sicardot, je me souviens parfaitement, murmura Busch. Il a eu le front de signer le nom du nom de sa femme. Sans doute le ménage avait donné ce nom, en descendant rue de la Harpe. Et puis, le bougre prenait toutes sortes de précautions, devait déménager à la moindre alerte… Ah! il ne guettait pas que les écus, il culbutait aussi les gamines dans les escaliers! C'est bête, ça finira par lui jouer un vilain tour.
– Chut! chut, reprit la Méchain. Nous le tenons, et on peut bien dire qu'il y a un bon Dieu. Enfin, je vas donc être récompensée de tout ce que j'ai fait pour ce pauvre petit Victor, que j'aime bien tout de même, allez, quoiqu'il soit indécrottable.»
Elle rayonnait, ses yeux minces pétillaient dans la graisse fondante de son visage.
Mais Busch, après le coup de fièvre de cette solution longtemps cherchée, que le hasard lui apportait, se refroidissait à la réflexion, hochait la tête. Sans doute Saccard, bien que ruiné pour le moment, était encore bon à tondre. On pouvait tomber sur un père moins avantageux. Seulement, il ne se laisserait pas ennuyer, il avait la dent terrible. Et puis, quoi? il ne savait certainement pas lui-même qu'il avait un fils, il pourrait nier, malgré cette ressemblance extraordinaire qui stupéfiait la Méchain. Du reste, il était une seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son passé à personne, de sorte que, même s'il acceptait le petit, aucune peur, aucune menace n'était à exploiter contre lui. Quant à ne tirer de sa paternité que les six cents francs des billets, c'était en vérité trop misérable, ça ne valait pas la peine d'avoir été si miraculeusement aidé par le hasard. Non, non! il fallait réfléchir, nourrir ça, trouver le moyen de couper la moisson en pleine maturité.
«Ne nous pressons pas, conclut Busch. D'ailleurs, il est par terre, laissons-lui le temps de se relever.»
Et, avant de congédier la Méchain, il acheva d'examiner avec elle les menues affaires dont elle était chargée, une jeune femme qui avait engagé ses bijoux pour un amant, un gendre dont la dette serait payée par sa belle-mère, sa maîtresse, si l'on savait s'y prendre, enfin les variétés les plus délicates du recouvrement si complexe et si difficile des créances.
Saccard, en entrant dans la chambre voisine, était resté quelques secondes ébloui par la clarté blanche de la fenêtre, aux vitres ensoleillées, sans rideaux. Cette pièce, tapissée d'un papier pâle à fleurettes bleues, était nue simplement un petit lit de fer dans un coin, une table de sapin au milieu, et deux chaises de paille. Le long de la cloison de gauche, des planches à peine rabotées servaient de bibliothèque, chargées de livres, de brochures, de journaux, de papiers de toutes sortes. Mais la grande lumière du ciel, à ces hauteurs, mettait dans cette nudité comme une gaieté de jeunesse, un rire de fraîcheur ingénue. Et le frère de Busch, Sigismond, un garçon de trente-cinq ans, imberbe, aux cheveux châtains, longs et rares, se trouvait là, assis devant la table, son vaste front bossu dans sa maigre main, si absorbé par la lecture d'un manuscrit, qu'il ne tourna point la tête, n'ayant pas entendu la porte s'ouvrir.
C'était une intelligence, ce Sigismond, élevé dans les universités allemandes, qui, outre le français, sa langue maternelle, parlait l'allemand, l'anglais et le russe. En 1849, à Cologne, il avait connu Karl Marx, était devenu le rédacteur le plus aimé de sa Nouvelle Gazette rhénane; et, dès ce moment, sa religion s'était fixée, il professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de sa personne entière à l'idée d'une prochaine rénovation sociale, qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles. Depuis que son maître, banni d'Allemagne, forcé de s'exiler de Paris à la suite des journées de Juin, vivait à Londres, écrivait, s'efforçait d'organiser le parti, lui végétait de son côté, dans ses rêves, tellement insoucieux de sa vie matérielle, qu'il serait sûrement mort de faim, si son frère ne l'avait recueilli, rue Feydeau, près de la Bourse, en lui donnant la pensée d'utiliser sa connaissance des langues pour s'établir traducteur. Ce frère aîné adorait son cadet, d'une passion maternelle, loup féroce aux débiteurs, très capable de voler dix sous dans le sang d'un homme, mais tout de suite attendri aux larmes, d'une tendresse passionnée et minutieuse de femme, dès qu'il s'agissait de ce grand garçon distrait, resté enfant. Il lui avait donné la belle chambre sur la rue, il le servait comme une bonne, menait leur étrange ménage, balayant, faisant les lits, s'occupant de la nourriture qu'un petit restaurant du voisinage montait deux fois par jour. Lui, si actif, la tête bourrée de mille affaires, le tolérait oisif, car les traductions ne marchaient pas, entravées de travaux personnels;