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élevait la voix.

      «Mazaud, est-ce fini, l'exécution de Schlosser?

      – Oui, répondit l'agent de change, l'affiche sera mise aujourd'hui… Que voulez-vous? c'est toujours ennuyeux, mais j'avais reçu les renseignements les plus inquiétants et je l'ai escompté le premier. Il faut bien, de temps à autre, donner un coup de balai.

      – On m'a affirmé, dit Moser, que vos collègues, Jacoby et Delarocque, y étaient pour des sommes rondes.»

      L'agent eut un geste vague.

      «Bah! c'est la part du feu… Ce Schlosser devait être d'une bande, et il en sera quitte pour aller écumer la Bourse de Berlin ou de Vienne.»

      Les yeux de Saccard s'étaient portés sur Sabatani, dont un hasard lui avait révélé l'association secrète avec Schlosser: tous deux jouaient le jeu connu, l'un à la hausse, l'autre à la baisse sur une même valeur, celui qui perdait en étant quitte pour partager le bénéfice de l'autre, et disparaître. Mais le jeune homme payait tranquillement l'addition du déjeuner fin qu'il venait de faire. Puis, avec sa grâce caressante d'Oriental mâtiné d'Italien, il vint serrer la main de Mazaud, dont il était le client. Il se pencha, donna un ordre, que celui-ci écrivit sur une fiche.

      «Il vend ses Suez», murmura Moser.

      Et, tout haut, cédant à un besoin, malade de doute:

      «Hein? que pensez-vous du Suez?»

      Un silence se fit dans le brouhaha des voix, toutes les têtes des tables voisines se tournèrent. La question résumait l'anxiété croissante. Mais le dos d'Arnadieu qui avait simplement invité Mazaud pour lui recommander un de ses neveux, restait impénétrable, n'ayant rien à dire; tandis que l'agent, que les ordres de vente qu'il recevait commençaient à étonner, se contentait de hocher la tête, par une habitude professionnelle de discrétion.

      «Le Suez, c'est très bon!» déclara de sa voix chantante Sabatani, qui, avant de sortir, se dérangea de son chemin, pour serrer galamment la main de Saccard.

      Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignée de main, si souple, si fondante, presque féminine.. Dans son incertitude de la route à prendre, de sa vie à refaire, il les traitait tous de filous, ceux qui étaient là. Ah! si on l'y forçait, comme il les traquerait, comme il les tondrait, les Moser trembleurs, les Pillerault vantards, et ces Salmon plus creux que des courges, et ces Amadieu dont le succès a fait le génie! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les voix s'enrouaient, les portes battaient plus fort, dans la hâte qui les dévorait tous d'être là-bas, au jeu, si une débâcle devait se produire sur le Suez. Et, par la fenêtre, au milieu de la place sillonnée de fiacres, encombrée de piétons, il voyait les marches ensoleillées de la Bourse comme mouchetées maintenant d'une montée continue d'insectes humains, des hommes correctement vêtus de noir, qui peu à peu garnissaient la colonnade; pendant que, derrière les grilles, apparaissaient quelques femmes, vagues, rôdant sous les marronniers.

      Brusquement, au moment où il entamait le fromage qu'il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tête.

      «Je vous demande pardon, mon cher. Il m'a été impossible de venir plus tôt.»

      Enfin, c'était Huret, un normand du Calvados, une figure épaisse et large de paysan rusé, qui jouait l'homme simple. Tout de suite, il se fit servir n'importe quoi, le plat du jour, avec un légume.

      «Eh bien» demanda sèchement Saccard, qui se contenait.

      Mais l'autre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant à manger, avançant la face et baissant la voix:

      «Et bien, j'ai vu le grand homme… Oui, chez lui, ce matin… Oh! il a été très gentil, très gentil pour vous.»

      Il s'arrêta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la bouche.

      «Alors?

      – Alors, mon cher, voici… Il veut bien faire pour vous tout ce qu'il pourra, il vous trouvera une très jolie situation, mais pas en France… Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des bonnes. Vous y seriez le maître, un vrai petit prince.»

      Saccard était devenu blême.

      «Dites donc, c'est pour rire, vous vous fichez du monde!.. Pourquoi pas tout de suite la déportation!.. Ah! Il veut se débarrasser de moi. Qu'il prenne garde que je finisse par le gêner pour de bon!»

      Huret restait la bouche pleine, conciliant.

      «Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire.

      – Que je me laisse supprimer, n'est-ce pas?.. Tenez! tout à l'heure, on disait que l'empire n'aurait bientôt plus une faute à commettre. Oui, la guerre d'Italie, le Mexique, l'attitude vis-à-vis de la Prusse. Ma parole, c'est la vérité!.. Vous ferez tant de bêtises et de folies, que la France entière se lèvera pour vous flanquer dehors.»

      Du coup, le député, la fidèle créature du ministre, s'inquiéta, palissant, regardant autour de lui.

      «Ah! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre… Rougon est un honnête homme, il n'y a pas de danger, tant qu'il sera là… Non, n'ajoutez rien, vous le méconnaissez, je tiens à le dire.»

      Violemment, étouffant sa voix entre ses dents serrées, Saccard l'interrompit.

      «Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble… Oui ou non, veut-il me patronner ici, à Paris?

      – A Paris, jamais!»

      Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que, très calme, Huret, qui connaissait ses colères, continuait à avaler de grosses bouchées de pain et le laissait aller, de peur d'un esclandre. Mais, à ce moment, dans la salle, il y eut une forte émotion.

      Gundermann venait d'entrer, le banquier roi, le maître de la Bourse et du monde, un homme de soixante ans, dont l'énorme tête chauve, au nez épais, aux yeux ronds, à fleur de tête, exprimait un entêtement et une fatigue immenses. Jamais il n'allait à la Bourse, affectant même de n'y pas envoyer de représentant officiel; jamais non plus il ne déjeunait dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce jour-là, de se montrer au restaurant Champeaux, où il s'asseyait à une des tables pour se faire simplement servir un verre d'eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d'une maladie d'estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait.

      Tout de suite, le personnel fut en l'air pour apporter le verre d'eau, et tous les convives présents s'aplatirent. Moser, l'air anéanti, contemplait cet homme qui savait les secrets, qui faisait à son gré la hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même le saluait, n'ayant foi qu'en la force irrésistible du milliard. Il était midi et demi, et Mazaud, qui lâchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le banquier, dont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers étaient ainsi en train de partir, qui restèrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour d'échines respectueuses, au milieu de la débandade des nappes salies; et ils le regardaient avec vénération prendre le verre d'eau, d'une main tremblante, et le porter à ses lèvres décolorées.

      Autrefois, dans les spéculations sur les terrains de la plaine Monceau; Saccard avait eu des discussions, toute une brouille même avec Gundermann. Ils ne pouvaient s'entendre, l'un passionné et jouisseur, l'autre sobre et d'une froide logique. Aussi le premier, dans sa colère, exaspéré encore par cette entrée triomphale, s'en allait-il, lorsque l'autre l'appela.

      «Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai? vous les quittez affaires… Ma foi, vous faites bien, ça vaut mieux.»

      Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en plein visage. Il redressa sa petite taille, il répliqua d'une voie aiguë comme une épée:

      «Je fonde une maison de crédit au capital de vingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientôt.»

      Et il sortit, laissant derrière lui le brouhaha ardent de la salle, où tout le monde se bousculait, pour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse. Ah! réussir enfin,

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