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souvent sans trop de peine à passer d'une nation à une autre, parce que ce n'était au fond que changer de maître: le nouveau souverain n'exigeait pas toujours des tributs plus lourds que l'ancien, et, la conscription n'existant pas, ne demandait point à ses nouveaux sujets de se battre au besoin contre leurs frères de la veille. Berchet nous a éloquemment appris, dans
Giulia, les tortures du conscrit obligé de revêtir un uniforme abhorré. – Mais, dira-t-on, dans les littératures modernes, les œuvres des classiques sont en partie nées dans des époques où l'homme de lettres, au moins dans son cabinet, oubliait qu'il avait une patrie: comment donc l'étude de ses œuvres, qui nous attache à lui, nous attacherait-elle à ses compatriotes, surtout à ses compatriotes d'aujourd'hui? – La réponse est dans les progrès de la critique. Autrefois on considérait un ouvrage comme une pure composition littéraire, sortie toute entière du génie de l'auteur et des principes de l'école à laquelle il appartenait; aujourd'hui nous considérons un auteur comme un homme qui exprime, sans y penser, tantôt les vertus ou les défaillances de sa génération, tantôt les traits dominants de sa race. Notre admiration pour lui excite par conséquent notre intérêt pour ses compatriotes. Nous goûtons comme nos pères l'incroyable dextérité avec laquelle Arioste nous fait passer d'une historiette à une autre, mais nous ne le rendons plus seul responsable de l'enjouement qu'il garde au milieu des malheurs de sa patrie; quand Machiavel conseille aux princes d'affecter toutes les vertus, mais de ne pas les avoir, nous plaignons l'Italie dont l'infortune ne laissait plus alors d'espoir que dans la cruauté, pour ainsi dire, économique d'un Cesare Borgia. L'étude des littératures étrangères est le meilleur préservatif contre les engouements de la mode et contre les velleités d'une injuste ambition; car, en même temps qu'elle nous fait admirer le génie des autres peuples, elle nous fait comprendre combien il est différent du nôtre et par suite quelle folie c'est que de vouloir l'imiter ou que de prétendre l'asservir. Si, par hasard, ce génie s'éloigne moins du nôtre parce que c'est celui d'une nation sœur, tout ce qui nous est permis, c'est de faire ce qu'ont fait Châteaubriand et Lamartine, à savoir de l'aimer.