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route devenait meilleure. A la descente, les Artaud reparurent, au fond de la plaine brûlée. Quand le cabriolet coupa le chemin du village, l'abbé Mouret ne voulut jamais que son oncle le reconduisit à la cure. Il sauta à terre en distant:

      – Non, merci, j'aime mieux marcher, cela me fera du bien.

      – Comme il te plaira, finit par répondre le docteur.

      Puis, lui serrant la main:

      – Hein! si tu n'avais que des paroissiens comme cet animal de Jeanbernat, tu n'aurais pas souvent à te déranger. Enfin, c'est toi qui a voulu venir… Et porte-toi bien. Au moindre bobo, de nuit ou de jour, envoie-moi chercher. Tu sais que je soigne toute la famille pour rien… Adieu, mon garçon.

      X

      Quand l'abbé Mouret se retrouva seul, dans la poussière du chemin, il se sentit plus à l'aise. Ces champs pierreux rendaient à son rêve de rudesse, de vie intérieure vécue au désert. Le long du chemin creux, les arbres avaient laissé tomber sur sa nuque, des fraîcheurs inquiétantes, que maintenant le soleil ardent séchait. Les maigres amandiers, les blés pauvres, les vignes infirmes, aux deux bords de la route, l'apaisaient, le tiraient du trouble où l'avaient jeté les souffles trop gras du Paradou. Et, au milieu de la clarté aveuglante qui coulait du ciel sur cette terre nue, les blasphèmes de Jeanbernat ne mettaient même plus une ombre. Il eut une joie vive lorsque, en levant la tête, il aperçut à l'horizon la barre immobile du Solitaire, avec la tache des tuiles roses de l'église.

      Mais, à mesure qu'il avançait, l'abbé était pris d'une autre inquiétude. La Teuse allait le recevoir d'une belle façon, avec son déjeuner froid qui devait attendre depuis près de deux heures. Il s'imaginait son terrible visage, le flot de paroles dont elle l'accueillerait, les bruits irrités de vaisselle qu'il entendrait l'après-midi entière. Quand il eut traversé les Artaud, sa peur devint si vive, qu'il hésita, pris de lâcheté, se demandant s'il ne serait pas plus prudent de faire le tour et de rentrer par l'église. Mais, comme il se consultait, la Teuse en personne parut, au seuil du presbytère, le bonnet de travers, les poings aux hanches. Il courba le dos, il dut monter la pente sous ce regard gros d'orage, qu'il sentait peser sur ses épaules.

      – Je crois bien que je suis en retard, ma bonne Teuse, balbutia-t-il, dès le dernier coude du sentier.

      La Teuse attendit qu'il fût en face d'elle, tout près. Alors, elle le regarda entre les deux yeux, furieusement; puis, sans rien dire, elle se tourna, elle marcha devant lui, jusque dans la salle à manger, en tapant ses gros talons, si roidie par la colère, qu'elle ne boitait presque plus.

      – J'ai eu tant d'affaires! commença le prêtre que cet accueil muet épouvantait. Je cours depuis ce matin…

      Mais elle lui coupa la parole d'un nouveau regard, si fixe, si fâché, qu'il eut les jambes comme rompues. Il s'assit, il se mit a manger. Elle le servait, avec des sécheresses d'automate, risquant de casser les assiettes, tant elle les posait avec violence. Le silence devenait si formidable, qu'il ne put avaler la troisième bouchée, étranglé par l'émotion.

      – Et ma soeur a déjeuné? demanda-t-il. Elle a bien fait. Il faut toujours déjeuner, lorsque je suis retenu dehors.

      Pas de réponse. La Teuse, debout, attendait qu'il eût vidé son assiette pour la lui enlever. Alors, sentant qu'il ne pourrait manger sous cette paire d'yeux implacables qui l'écrasaient, il repoussa son couvert. Ce geste de colère fut comme un coup de fouet, qui tira la Teuse de sa roideur entêtée. Elle bondit.

      – Ah! c'est comme ça! cria-t-elle. C'est encore vous qui vous fâchez! Eh bien! je m'en vais! Vous allez me payer mon voyage, pour que je m'en retourne chez moi. J'en ai assez des Artaud, et de votre église! et de tout!

      Elle retirait son tablier de ses mains tremblantes.

      – Vous deviez bien voir que je ne voulais pas parler… Est-ce une vie, çà! Il n'y a que les saltimbanques, monsieur le curé, qui font ça! Il est onze heures, n'est-ce pas? Vous n'avez pas honte, d'être encore à table à près de deux heures? Ce n'est pas d'un chrétien, non, ce n'est pas d'un chrétien!

      Puis, se plantant devant lui:

      – Enfin, d'où venez-vous? qui avez-vous vu? quelle affaire a pu vous retenir?.. Vous seriez un enfant qu'on vous donnerait le fouet. Un prêtre n'est pas à sa place sur les routes, au grand soleil, comme les gueux qui n'ont pas de toit… Ah! vous êtes dans un bel état, les souliers tout blancs, la soutane perdue de poussière! Qui vous la brossera, votre soutane? qui vous en achètera une autre?.. Mais parlez donc, dites ce que vous avez fait! Ma parole! si l'on ne vous connaissait pas, on finirait par croire de drôles de choses. Et, voulez-vous que je vous le dise? eh bien! je n'en mettrais pas la main au feu. Quand on déjeune à des heures pareilles, on peut tout faire.

      L'abbé Mouret, soulagé, laissait passer l'orage. Il éprouvait comme une détente nerveuse, dans les paroles emportées de la vieille servante.

      – Voyons, ma bonne Teuse, dit-il, vous allez d'abord remettre votre tablier.

      – Non, non, cria-t-elle, c'est fini, je m'en vais.

      Mais lui, se levant, lui noua le tablier à la taille, en riant. Elle se débattait, elle bégayait:

      – Je vous dis que non!.. Vous êtes un enjôleur. Je lis dans votre jeu, je vois bien que vous voulez m'endormir, avec vos paroles sucrées… Où êtes-vous allé? Nous verrons ensuite.

      Il se remit à table, gaiement, en homme qui a victoire gagnée.

      – D'abord, reprit-il, il faut me permettre de manger… Je meurs de faim.

      – Sans doute, murmura-t-elle, apitoyée. Est-ce qu'il y a du bon sens!.. Voulez-vous que j'ajoute deux oeufs sur le plat? Ce ne serait pas long. Enfin, si vous avez assez… Et tout est froid! Moi qui avais tant soigné vos aubergines! Elles sont propres, maintenant! On dirait de vieilles semelles… Heureusement que vous n'êtes pas sur votre bouche, comme ce pauvre monsieur Caffin… Oh! çà, vous avez des qualités, je ne le nie pas.

      Elle le servait, avec des attentions de mère, tout en bavardant. Puis, quand il eut fini, elle courut à la cuisine voir si le café était encore chaud. Elle s'abandonnait, elle boitait d'une façon extravagante, dans la joie du raccommodement. D'ordinaire, l'abbé Mouret redoutait la café, qui lui occasionnait de grands troubles nerveux; mais, en cette circonstance, voulant sceller la paix, il accepta la tasse qu'elle lui apporta. Et comme il s'oubliait un instant à table, elle s'assit devant lui, elle répéta doucement, en femme que la curiosité torture:

      – Où êtes-vous allé, monsieur le curé?

      – Mais, répondit-il en souriant, j'ai vu les Brichet, j'ai parlé à Babousse…

      Alors, il fallut qu'il lui racontât ce que les Brichet avaient dit, ce qu'avait décidé Bambousse, et la mine qu'ils faisaient, et l'endroit où ils travaillaient. Lorsqu'elle connut la réponse du père de Rosalie:

      – Pardi! cria-t-elle, si le petit mourait, la grossesse ne compterait pas.

      Puis, joignant les mains d'un air d'admiration envieuse:

      – Avez-vous dû bavarder, monsieur le curé! Plus d'une demi-journée pour arriver à ce beau résultat!.. Et vous êtes revenu tout doucement? Il devait faire diablement chaud sur la route?

      L'abbé; qui s'était levé, ne répondit pas. Il allait parler du Paradou, demander des renseignements. Mais la crainte d'être questionné trop vivement, une sorte de honte vague qu'il ne s'avouait pas à lui-même, le firent garder le silence sur sa visite à Jeanbernat. Il coupa court à tout nouvel interrogatoire, en demandant:

      – Et ma soeur, où est-elle donc? Je ne l'entends pas.

      – Venez, monsieur, dit la Teuse qui se mit à rire, un doigt sur la bouche.

      Ils entrèrent dans la pièce voisine, un salon de campagne, tapissé d'un papier à grandes fleurs grises d'éteintes, meublé de quatre fauteuils et d'un canapé tendus d'une étoffe de crin. Sur le canapé, Désirée dormait, jetée tout de son long, la tête soutenue

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