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le monde, l'étonnant fort, par la hardiesse de ses allures, par son second mariage, et même par ses excentricités.

      Comment l'incohérence de ces temps étranges, où tout s'effondrait, et où tout renaissait dans une inexprimable confusion, n'aurait-elle pas, indépendamment de l'atavisme, influé sur l'âme de l'enfant qui naissait en 1798?

      Je lisais l'autre jour que la mère d'un illustre écrivain français avait été frappée d'un coup de lance par un cosaque, lors de l'invasion de 1814, et que l'enfant, atteint du même coup, porta au flanc une blessure qui ne se cicatrisa jamais.

      De même, la mère de Charles-Albert, rudement frappée – quoi qu'elle en eût – par la révolution, n'avait pu soustraire l'enfant qu'elle portait, à un terrible contre-coup.

      Charles-Albert le reçut et la plaie ne se ferma jamais.

      Meurtri, ballotté par tous les vents de la mauvaise fortune, ce fut «de frissons en frissons», comme dit le poète, qu'il fit la découverte de la vie.

      Rien ne réchauffa son enfance délaissée. Philippe de France était né ennuyé, disait sa mère. La mère de Charles-Albert aurait pu dire avec plus de vérité encore de son fils, qu'il était né malheureux, sans que d'ailleurs, elle parut en prendre grand souci.

      On ne se rend pas toujours compte du mal que font à l'enfant ses tendresses repoussées.

      L'indécision, la timidité, sont les tristes suites des heurts qui l'ont tout d'abord froissé. Chez lui, les refoulements de ce besoin qu'a l'être humain d'aimer et d'être aimé, laisse d'ineffaçables traces. La timidité du premier âge devient peu à peu de la dissimulation. L'enfant, comme pour se protéger, se met alors sur le visage un masque qu'il ne quittera plus; n'osant se montrer ce qu'il est, il se grime, et se fait juger pour ce qu'il n'est pas.

      Et, je vous le demande, comment ne se fût-il pas replié sur lui-même, le pauvre petit être maladif, pour qui sa mère insoucieuse ne montrait même pas la plus élémentaire pitié?

      Au cœur de l'hiver, Madame de Carignan, devenue Madame de Montléart, faisait monter sur le siége de la voiture où elle courait le monde, votre futur Roi, Messieurs…

      «Ce que j'ai souffert alors ne se peut exprimer, disait plus tard Charles-Albert.»

················

      Etrange femme vraiment, qui écrivait:

      «L'Ossian de l'abbé Cesarotti fait tout mon plaisir… Ses pensées si sont semblables aux miennes, que je ne puis me défendre des mêmes visions.»

      Etrange mère qui réglait sur ces visions l'éducation de son fils. Cette éducation, commencée à Paris, se poursuivait à Genève et un peu partout, selon les hasards d'une fantaisie vagabonde et les alternances d'une situation financière des plus précaires.

      D'ailleurs, il n'est pas excessif de le dire, la jeunesse de Charles-Albert souffrit même de la pauvreté, et cette souffrance influa, elle aussi peut-être, sur la formation de son âme.

      Combien Joseph de Maistre avait raison quand il affirmait «que le superflu était chose nécessaire.»

      Oui, la pauvreté est contraire au développement, à l'épanouissement de cette confiance en soi que l'on peut appeler l'orgueil de la vie, et qui est indispensable à qui doit gouverner les hommes.

      Si le roi Charles-Albert n'en fut pas réduit, comme le Tasse enfant «à emprunter à une chatte amie, la lumière de ses yeux», ainsi que le raconte un sonnet célèbre, il en était réduit, pour se nourrir «au pain brun»… et il en était réduit, pour dormir, à partager le lit de son camarade d'école Duby, le petit lampiste Genevois.

      Cette vie si frêle était donc en butte à toutes les privations, et l'enfant royal, rudoyé dans ses tendresses, froissé dans ses instincts, entravé dans ses désirs, avait si l'on peut ainsi dire, l'âme décolorée comme le visage.

      À 12 ans, Charles-Albert, pâle, étiolé et trop grand pour son âge, n'aimait personne, personne ne l'aimait. La douloureuse enfance s'était passée dans la nuit! Sa jeunesse allait se passer dans le vague, vague étrange, causé par les vicissitudes qui mettaient en quelque sorte, au congrès de Vienne, tous les trônes de l'Europe à l'enchère.

      Que valaient, que pesaient, dans ces enchères, les droits de l'enfant vagabond de qui j'esquisse l'histoire?

      Déchu de son rang, devenu le comte de Carignan par la volonté de Napoléon, sous-lieutenant dans un régiment de dragons français, renié à Turin, haï à Vienne, seul, désarmé contre la plus formidable coalition de rancunes et d'intérêts qui se puisse imaginer, que fût-il advenu de Charles-Albert, si le Prince de Talleyrand, parlant au nom du roi de France, ne se fût fait le champion du déshérité?

      Jamais, je crois, les destinées de l'Italie ne furent plus aventurées. La branche aînée de Savoie s'éteignait. Il était question d'abroger la loi salique au profit du duc de Modène, le gendre de Victor-Emmanuel Ier.

      Que serait aujourd'hui ce noble pays, Messieurs, si l'Autriche avait alors poussé ses garnisons jusqu'au pied du Mont-Cenis, et installé un de ses archiducs dans le palais royal de Turin?

      Faut-il s'étonner si la clairvoyance de la jeune Italie saluait dès 1815, dans le Prince de Carignan, le représentant de ses droits et de son indépendance?

      Quoi de surprenant à ce que le prince entendît ces soupirs d'espérance qui montaient vers lui, comme ces chants que chantent dans la nuit les oiseaux que leur instinct avertit de l'aube prochaine?

      Mais n'était-il pas tout naturel aussi, qu'autour de lui, les vieilles rancunes s'avivassent, et que les ambitions déçues s'en prissent à lui de leur insuccès?

      L'inexpérience du prince de Carignan, saisie par tant de courants contraires, était fatalement condamnée à d'étranges fluctuations. Charles-Albert traversait, en effet, depuis son retour à Turin, cette période d'indécision où se prépare secrètement l'avenir, où les yeux s'ouvrent à toutes les lumières, et les oreilles à tous les bruits, où la main hésitante se tend vers toutes les tâches, où l'esprit enfin, cherche sa définitive inspiration.

      J'ajoute que si, parfois, le Prince parvenait à se départir de ses instinctives défiances, c'était – la chose est bien naturelle – au profit de ceux qu'il pouvait regarder comme des amis.

      Ceux-là, d'ailleurs, pour pénétrer jusqu'à son cœur, trouvaient un chemin qu'avaient aplani bien des déboires et bien des humiliations!

      Tout était pour blesser l'âme généreuse de Charles-Albert dans cette vieille cour de Sardaigne, qui ne semblait marcher qu'à reculons, les yeux sans cesse fixés sur le passé. Vous souvenez-vous, par exemple, de cet étonnant décret par lequel, à peine revenu de Cagliari, le bon roi Victor-Emmanuel ordonnait… «que, sans avoir égard à aucune autre loi, on eût à observer, à partir du 21 mai 1814, les royales constitutions de 1770.»

      Pouvait-il rien être pour faire un plus étrange contraste avec ce qui se passait partout ailleurs, en Italie? À Milan, le comte Porro fondait le Conciliatore, et voyait accourir autour de lui, comme accourent vers le phare, les barques en détresse, Romagnosi le jurisconsulte, Gioja l'économiste, Monti le poète, Silvio Pellico, Manzoni, Confalonieri. Partout, aussitôt, sous leur patronage, et sous le patronage de Byron, de Schlegel, de Lord Brougham, se fondaient des groupes d'enseignement, tandis qu'à l'étranger, Ugo Foscolo, Gino Capponi, Berchet se faisaient les enthousiastes apôtres de l'avenir italien.

      Vagues encore, il est vrai, les aspirations de l'Italie ne tendaient qu'à l'expulsion de l'Autrichien. Mais c'était précisément la simplicité du programme qui en faisait le danger. Ce programme ralliait toutes les nuances de l'opposition et ne pouvait, en ce qui concernait Charles-Albert, que faire vibrer les nobles instincts de sa race.

      À vingt ans, on ne marche à la conquête du vrai que par bonds aventureux!

      Lorsque jadis Savonarola gémissait dans ses merveilleux canzoni, sur les maux de son siècle, il croyait entendre une voix lui dire:

      «Pleure et tais-toi…»

      Comment

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