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Rome. Emile Zola
Читать онлайн.Название Rome
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Le nom de Sacco fut prononcé, le père dit au fils un mot de la visite de Stefana. Sans rien ajouter, tous deux se regardèrent avec un sourire. Le bruit courait que le ministre de l'Agriculture, décédé, ne serait peut-être pas remplacé tout de suite, qu'un autre ministre ferait l'intérim, et qu'on attendrait l'ouverture de la Chambre.
Puis, il fut question du palais Boccanera; et Pierre, alors, redoubla d'attention.
– Ah! lui dit le comte, vous êtes descendu rue Giulia. Toute la vieille Rome dort là, dans le silence de l'oubli.
Très à l'aise, il s'entretint du cardinal et même de Benedetta, la comtesse, comme il disait en parlant de sa femme. Il s'étudiait à ne montrer aucune colère. Mais le jeune prêtre le sentit frémissant, saignant toujours, grondant de rancune. Chez lui, la passion de la femme, le désir éclatait avec la violence d'un besoin qu'il devait satisfaire sur l'heure; et il y avait sans doute encore là une des vertus gâtées du père, le rêve enthousiaste courant au but, aboutissant à l'action immédiate. Aussi, après sa liaison avec la princesse Flavia, quand il avait voulu Benedetta, la nièce divine d'une tante restée si belle, s'était-il résigné à tout, au mariage, à la lutte contre cette jeune fille qui ne l'aimait pas, au danger certain de compromettre sa vie entière. Plutôt que de ne pas l'avoir, il aurait incendié Rome. Et ce dont il souffrait sans espoir de guérison, la plaie sans cesse avivée qu'il portait au flanc, c'était de ne pas l'avoir eue, de se dire qu'elle était sienne et qu'elle s'était refusée. Jamais il ne devait pardonner l'injure, la blessure en demeurait au fond de sa chair inassouvie, où le moindre souffle en réveillait la cuisson. Et, sous son apparence d'homme correct, le sensuel délirait alors, jaloux et vindicatif, capable d'un crime.
– Monsieur l'abbé est au courant, murmura le vieil Orlando de sa voix triste.
Prada eut un geste, comme pour dire que tout le monde était au courant.
– Ah! mon père, si je ne vous avais pas obéi, jamais je ne me serais prêté à ce procès en annulation de mariage! La comtesse aurait bien été forcée de réintégrer le domicile conjugal, et elle ne serait pas aujourd'hui à se moquer de nous, avec son amant, ce Dario, le cousin.
D'un geste, à son tour, Orlando voulut protester.
– Mais certainement, mon père. Pourquoi croyez-vous donc qu'elle s'est enfuie d'ici, si ce n'est pour aller vivre aux bras de son amant, chez elle? Et je trouve même que le palais de la rue Giulia, avec son cardinal, abrite là des choses assez malpropres.
C'était le bruit qu'il répandait, l'accusation qu'il portait partout contre sa femme, cette liaison adultère, selon lui publique, éhontée. Au fond, cependant, il n'y croyait pas lui-même, connaissant trop bien la raison ferme de Benedetta, l'idée superstitieuse et comme mystique qu'elle mettait dans sa virginité, la volonté qu'elle avait d'être seulement à l'homme qu'elle aimerait et qui serait son mari devant Dieu. Mais il trouvait une accusation pareille de bonne guerre, très efficace.
– A propos, s'écria-t-il brusquement, vous savez, mon père, que j'ai reçu communication du mémoire de Morano; et c'est chose entendue: si le mariage n'a pu être consommé, c'est par suite de l'impuissance du mari.
Il partit d'un éclat de rire, désirant montrer que cela lui semblait être le comble du comique. Seulement, il avait pâli de sourde exaspération, sa bouche riait durement, avec une cruauté meurtrière; et il était évident que, seule, cette accusation fausse d'impuissance, si insultante pour un homme de sa virilité, l'avait décidé à se défendre, dans ce procès, dont il voulait d'abord ne tenir aucun compte. Il plaiderait donc, convaincu d'ailleurs que sa femme n'obtiendrait pas l'annulation du mariage. Et, toujours riant, il donnait des détails un peu libres sur l'acte, expliquant que ce n'était pas si commode avec une femme qui se refuse, qui griffe et qui mord, et que, du reste, il n'était pas si certain que ça de ne pas l'avoir accompli. En tout cas, il demanderait l'épreuve, le jugement de Dieu, comme il disait en s'égayant plus fort de sa plaisanterie, et devant les cardinaux assemblés, s'ils poussaient la conscience jusqu'à vouloir constater la chose par eux-mêmes.
– Luigi! dit Orlando doucement, en désignant le jeune prêtre d'un regard.
– Oui, je me tais, vous avez raison, mon père. Mais, en vérité, c'est tellement abominable et ridicule… Vous savez le mot de Lisbeth: «Ah! mon pauvre ami, c'est donc d'un petit Jésus que je vais accoucher.»
De nouveau, Orlando parut mécontent, car il n'aimait point, quand il y avait là un visiteur, que son fils affichât si tranquillement devant lui sa liaison. Lisbeth Kauffmann, à peine âgée de trente ans, très blonde, très rose, et d'une gaieté toujours rieuse, appartenait à la colonie étrangère, veuve d'un mari mort depuis deux ans à Rome, où il était venu soigner une maladie de poitrine. Demeurée libre, suffisamment riche pour n'avoir besoin de personne, elle y était restée par goût, passionnée d'art, faisant elle-même un peu de peinture; et elle avait acheté, rue du Prince-Amédée, dans un quartier neuf, un petit palais, où la grande salle du second étage, transformée en atelier, embaumée de fleurs en toute saison, tendue de vieilles étoffes, était bien connue de la société aimable et intelligente. On l'y trouvait dans sa continuelle allégresse, vêtue de longues blouses, un peu gamine, ayant des mots terribles, mais de fort bonne compagnie et ne s'étant encore compromise qu'avec Prada. Il lui avait plu sans doute, elle s'était simplement donnée à lui, lorsque sa femme, depuis quatre mois déjà, l'avait quitté; et elle était enceinte, une grossesse de sept mois, qu'elle ne cachait point, l'air si tranquille et si heureux, que son vaste cercle de connaissances continuait à la venir voir, comme si de rien n'était, dans cette vie facile, libérée, des grandes villes cosmopolites. Cette grossesse, naturellement, au milieu des circonstances où se trouvait le comte, le ravissait, devenait à ses yeux le meilleur des arguments, contre l'accusation dont souffrait son orgueil d'homme. Mais, au fond de lui, sans qu'il l'avouât, la blessure inguérissable n'en saignait pas moins; car ni cette paternité prochaine, ni la possession amusante et flatteuse de Lisbeth, ne compensaient l'amertume du refus de Benedetta: c'était celle-ci qu'il brûlait d'avoir, qu'il aurait voulu punir tragiquement de ce qu'il ne l'avait pas eue.
Pierre, n'étant pas au courant, ne pouvait comprendre. Comme il sentait une gêne, désireux de se donner une contenance, il avait pris sur la table, parmi les journaux, un gros volume, étonné de rencontrer là un ouvrage français classique, un de ces manuels pour le baccalauréat, où se trouve un abrégé des connaissances exigées dans les programmes. Ce n'était qu'un livre humble et pratique d'instruction première, mais il traitait forcément de toutes les sciences mathématiques, de toutes les sciences physiques, chimiques et naturelles, de sorte qu'il résumait en gros les conquêtes du siècle, l'état actuel de l'intelligence humaine.
– Ah! s'écria Orlando, heureux de la diversion, vous regardez le livre de mon vieil ami Théophile Morin. Vous savez qu'il était un des Mille de Marsala et qu'il a conquis la Sicile et Naples avec nous. Un héros!.. Et, depuis plus de trente ans, il est retourné en France, à sa chaire de simple professeur, qui ne l'a guère enrichi. Aussi a-t-il publié ce livre, dont la vente, paraît-il, marche si bien, qu'il a eu l'idée d'en tirer un nouveau petit bénéfice avec des traductions, entre autres avec une traduction italienne… Nous sommes restés des frères, il a songé à utiliser mon influence, qu'il croit décisive. Mais il se trompe, hélas! je crains bien de ne pas réussir à faire adopter l'ouvrage.
Prada, redevenu très correct et charmant, eut un léger haussement d'épaules, plein du scepticisme de sa génération, uniquement désireuse de maintenir les choses existantes, pour en tirer le plus de profit possible.
– A quoi bon? murmura-t-il. Trop de livres! trop de livres!
– Non, non! reprit passionnément le vieillard, il n'y a jamais trop de livres! Il en faut, et encore, et toujours! C'est par le livre, et non