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Le morne au diable. Эжен Сю
Читать онлайн.Название Le morne au diable
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Эжен Сю
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Mais d’où venez-vous, monsieur? s’écria le capitaine stupéfait de l’air confiant et souriant de cet hôte inattendu. On n’arrive pas ainsi à bord… Vous n’êtes pas sur mon rôle d’équipage… vous n’êtes pas tombé du ciel, peut-être?
– Tout à l’heure c’était de l’enfer, maintenant c’est du ciel que je viens. Mordioux! je ne prétends pas à une origine si divine ou si infernale, illustre capitaine… Je…
– Il ne s’agit pas de cela, répondez-moi, s’écria le capitaine! Comment êtes-vous ici?
Le chevalier prit un air majestueux:
– Je serais indigne d’appartenir à la noble maison de Croustillac, une des plus anciennes de la Guyenne, si je mettais la moindre hésitation à satisfaire à la légitime curiosité de l’illustre capitaine.
– Enfin, c’est bien heureux! s’écria ce dernier.
– Ne dites pas que cela est bien heureux, capitaine, dites que cela est juste. Je tombe à votre bord comme une bombe, vous vous étonnez… rien de plus naturel… Vous me demandez comment je suis embarqué; c’est votre droit; je vous l’explique, c’est mon devoir… Complétement satisfait de mes explications, vous me tendez la main en me disant: C’est très bien, chevalier, mettez-vous à table avec nous; je vous réponds: Capitaine, ça n’est pas de refus, car je meurs d’inanition; bénie soit votre offre bienfaisante! Ce disant, je me glisse entre ces deux estimables gentilshommes; je me fais petit, petit, pour ne pas les gêner; au contraire, car le roulis est si violent que je les cale…
En parlant ainsi, le chevalier avait exécuté ses paroles à la lettre; profitant de l’étonnement général, il s’était placé entre deux convives, et se trouva bientôt muni du verre de l’un, du couvert de l’autre, de l’assiette d’un troisième, un profond ébahissement rendant ses voisins étrangers aux choses d’ici-bas.
Tout ceci fut exécuté avec tant de prestesse, de dextérité, de confiance, de hardiesse, que les convives de l’illustre capitaine de la Licorne, et l’illustre capitaine lui-même, ne songèrent qu’à jeter un regard de plus en plus curieux et étonné sur le chevalier de Croustillac.
Cet aventurier portait fièrement un vieux justaucorps de ratine autrefois verte, mais alors d’un bleu-jaunâtre; ses chausses, éraillées, étaient de la même nuance; ses bas, jadis écarlates, mais alors d’un rose fané, semblaient en quelques endroits brodés de fil blanc; un feutre gris complétement râpé; un vieux baudrier garni de larges passements de faux or couleur de cuivre rougi, supportait une longue épée sur laquelle le chevalier s’était appuyé en entrant d’un air de capitan. M. de Croustillac était un homme de haute taille et d’une maigreur excessive; il paraissait âgé de trente-six à quarante ans; ses cheveux, sa moustache et ses sourcils étaient d’un noir de jais; sa figure osseuse, brune et hâlée; il avait un long nez, de petits yeux fauves d’une vivacité extraordinaire, et la bouche énorme; sa physionomie révélait à la fois une assurance imperturbable et une vanité outrée.
M. de Croustillac avait en lui une de ces croyances fabuleuses qu’on ne trouve guère que chez les Méridionaux; il s’aveuglait tellement sur son mérite et sur ses grâces naturelles, qu’il ne croyait pas de femmes capables de lui résister; la liste de ses prétendues bonnes fortunes de tous genres eût été interminable. Si les mensonges les plus foudroyants ne lui coûtaient guère, on ne pouvait lui refuser un véritable courage et une certaine noblesse de caractère. Cette valeur naturelle, jointe à son aveugle confiance en lui, le précipitaient quelquefois au milieu des positions les plus inextricables, au milieu desquelles il donnait toujours tête baissée, et dont il ne sortait jamais sans horions; car s’il était aventureux et hâbleur comme un Gascon, il était opiniâtre et têtu comme un Breton.
Jusqu’alors sa vie avait été à peu près celle de tous ses confrères en Bohême. Cadet d’une pauvre famille de Gascogne, d’une noblesse douteuse, il était venu chercher fortune à Paris; tour à tour bas-officier d’une compagnie d’enfants perdus, prévôt d’académie, baigneur étuviste, maquignon, colporteur de nouvelles satiriques et de gazettes de Hollande, il s’était plus d’une fois donné pour protestant, feignant de se convertir à la foi catholique afin de toucher les cinquante écus que M. Pélisson payait à chaque néophyte sur la caisse des conversions. Cette fourberie découverte, le chevalier fut condamné au fouet et à la prison. Il subit le fouet, échappa à la prison, se déguisa au moyen d’un énorme emplâtre sur l’œil, ceignit une formidable épée dont il battit le pavé, et embrassa la profession d’enjôleur de provinciaux au profit de quelques maisons brelandières, dans lesquelles il conduisait ces innocents agneaux, qui n’en sortaient jamais que tondus à vif. On doit dire à la louange du chevalier qu’il restait toujours étranger à ces friponneries, et, comme il le disait lui-même, s’il tendait l’hameçon, il ne mangeait pas le poisson.
Les édits sur les duels étaient alors très sévères. Un jour le chevalier rencontra sur son passage un spadassin très connu, nommé Fontenay-Coup-d’Épée. Ce dernier coudoie violemment notre aventurier en lui disant: «Gare… je suis Fontenay-Coup-d’Épée. – Et moi, Croustillac-Coup-de-Canon», dit le Gascon, en mettant sa rapière au vent. Fontenay fut tué, et Croustillac obligé de fuir pour échapper aux recherches.
Le chevalier avait souvent entendu parler des incroyables fortunes qui se réalisaient aux îles: il partit pour La Rochelle, espérant de s’y embarquer pour l’Amérique. Il voyagea tantôt à pied, tantôt sur des chevaux de retour, tantôt en charrette. Une fois arrivé, Croustillac devait, non seulement payer son passage à bord d’un bâtiment, mais encore obtenir de l’intendant de marine la permission de s’embarquer pour les Antilles.
Ces deux choses étaient aussi difficiles l’une que l’autre; les migrations des protestants, auxquelles Louis XIV voulait s’opposer, rendaient la police des ports extrêmement sévère, et le voyage de la Martinique ne coûtait pas moins de huit à neuf cents livres. Or, de sa vie l’aventurier n’avait possédé la moitié de cette somme.
Arrivant à La Rochelle avec dix écus dans sa poche, vêtu d’un sarrau, et portant au bout du fourreau de son épée, son justaucorps et ses chausses soigneusement empaquetés, le chevalier alla se loger, en fin compagnon, dans une pauvre taverne ordinairement fréquentée par les matelots. Là, il s’enquit d’un bâtiment en partance, et il apprit que la Licorne devait mettre à la voile sous peu de jours.
Deux maîtres de ce bâtiment hantaient la taverne que le chevalier avait choisie comme centre de ses opérations. Il serait trop long de raconter par quels prodiges d’astuce et d’adresse, par quels impudents et fabuleux mensonges, par quelles folles promesses Croustillac parvint à intéresser à son sort le maître tonnelier, chargé de l’arrimage des tonneaux d’eau douce dans la cale; qu’il suffise de savoir que cet homme consentit à cacher Croustillac dans un tonneau vide et à l’amener ainsi à bord de la Licorne.
Selon l’usage, les délégués de l’intendant et les greffiers de l’amirauté visitèrent scrupuleusement le navire au moment de son départ, pour s’assurer que personne ne s’y était embarqué en fraude.
Le chevalier se tint coi au fond de sa barrique, rangé parmi les futailles de la cale et il échappa ainsi aux recherches minutieuses des gens du roi. Son cœur bondit d’aise lorsqu’il sentit le navire se mettre en marche; il attendit quelques heures avant que d’oser se montrer, sachant bien qu’une fois en haute mer le capitaine de la Licorne ne reviendrait pas au port pour y ramener un passager de contrebande.
Il avait été convenu entre le maître tonnelier et le chevalier que ce dernier n’expliquerait jamais par quel moyen il était parvenu à s’introduire à bord.
Un homme moins impudent que notre aventurier se serait timidement tenu à l’écart parmi les matelots, attendant avec assez d’inquiétude le moment où le capitaine Daniel découvrirait cet embarquement frauduleux. Croustillac, au contraire, alla hardiment au but; préférant la table