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un affreux scandale! – reprit M. Godet l'aîné: – je ne le dis pas seulement, je le prouve: il est évident, il est palpable que cet aventurier fait litière de la manière de penser de ses concitoyens, en s'obstinant a échapper à leur appréciation sévère, mais équitable. L'homme propose… Mais Dieu dispose…

      Madame Lebœuf, ne saisissant pas l'à-propos de cette citation philosophique, et impatiente d'arriver à l'action, s'écria:

      – C'est bien vrai… monsieur Godet; mais par quel motif avez-vous donc ce bandeau sur l'œil?

      – M'y voici, ma chère dame Lebœuf. Hier j'appelai mon frère, mon digne frère; je lui dis: – Dieudonné, il faut que cet abus intolérable ait une fin; il faut, dussions-nous y laisser notre vie, il faut que nous sachions quel est cet aventurier. Je ne te le cache pas, mon frère, dis-je à Dieudonné, c'est pour moi une question de santé. Depuis trois mois que ce coureur habite ce quartier, depuis que je cherche en vain à savoir ce qu'il est, ce qu'il fait, je ne vis pas, je suis dévoré d'inquiétudes; j'ai des rêves atroces, des cauchemars abominables. Je ne pense qu'à ce mystérieux inconnu. C'est à ce point que mes fonctions physiques s'en altèrent. Oui, ma pauvre madame Lebœuf, c'est comme j'ai l'honneur de vous le confier, mes fonctions s'en altèrent. Aussi me suis-je dit: Godet, tu ne seras pas assez bourreau de toi-même pour creuser ta tombe pour le bon plaisir de cet aventurier! Ce mystère t'agite outre mesure, Godet! eh bien! dévoile ce mystère, et tu seras digne de reconquérir ton repos, que ce vagabond a méchamment troublé. Ce qui fut dit fut tait, ma chère madame Lebœuf. Hier, à la nuit tombante, j'emprunte une échelle à notre voisin le menuisier; je traverse la rue avec Dieudonné; nous entrons dans la ruelle où s'ouvre la petite porte du jardin de Robin de Bois; j'applique l'échelle à la muraille, je monte; il faisait encore assez de jour pour voir dans le jardin et dans l'intérieur de la maison.

      – Eh bien? – s'écria madame Lebœuf.

      – Eh bien, madame, au moment où j'avançais la tête afin de regarder par-dessus la crête du mur, un coup de fusil part…

      – Dieu du ciel! un coup de fusil! – s'écria la veuve.

      – Un véritable coup de fusil, madame, un véritable attentat à mon existence particulière. Mon chapeau tombe, je me sens frappé au front et à l'œil comme si j'avais reçu un millier de pointes d'épingles à bout portant, et j'entends la voix (je te reconnaîtrai entre mille), j'entends la voix du janissaire, du séide de cet aventurier, qui s'écrie avec un accent féroce et railleur: «Une autre fois, au lieu de cendrée, ce sera du gros plomb; une autre fois, au lieu de tirer au chapeau, on tirera au visage…» Voilà, ma pauvre madame Lebœuf, où nous en sommes réduits avec le gouvernement. Vous le voyez, on vient massacrer des bourgeois paisibles jusque sur la crête des murs… les plus élevés!

      – Mais c'est un assassinat! – s'écrièrent les habitués.

      – Ah! – le monstre d'homme! – dit madame Lebœuf. – Il faut aller chez le commissaire, monsieur Godet, il faut avoir des témoins.

      – C'est justement ce que je me disais à part moi, en descendant précipitamment de mon échelle, ma chère madame Lebœuf; oui… je me disais: – Godet, il faut que tu ailles à l'instant déposer ta plainte chez le magistrat. Mais vous allez voir comment nous sommes gouvernés. Un quart d'heure après, j'entrais chez M. le commissaire au moment où on allumait sa lanterne… sa lanterne! emblème dérisoire, s'il voulait signifier la clairvoyance de ce fonctionnaire. J'apportais avec moi les pièces de conviction, mon chapeau troué et mon front tout bleu…

      – Eh bien?

      – Eh bien! madame Lebœuf, le commissaire m'a dit, il a eu l'impudeur de me dire que je n'avais eu que ce que je méritais, et que, sans la considération dont je jouissais dans le quartier depuis vingt-deux ans et quelques mois, il aurait été forcé de me poursuivre comme coupable d'escalade nocturne dans une maison habitée.

      – Quelle horreur! – s'écria madame Lebœuf.

      – Ainsi, – reprit M. Godet l'aîné avec une ironie amère et une emphase cicéronienne, – ainsi un aventurier pourra venir insolemment exciter la curiosité publique en dissimulant sa personne, et un bourgeois honnête, bien famé, sera fusillé, impunément fusillé, parce qu'il aura tenté de sortir de l'état d'angoisse, d'inquiétude, de perplexité où le plonge l'ignorance d'un mystère qui importe peut-être au salut public! Écoutez, madame Lebœuf, – ajouta M. Godet d'un ton d'oracle en se dressant de toute sa hauteur, – un grand homme l'a dit, je ne sais plus lequel, mais c'est égal, un grand homme l'a dit: La maison de tout citoyen doit être de verre. Je donne l'exemple, qu'on m'imite; ma maison est de verre, un véritable bocal: qu'on y plonge la vue, et l'on m'y verra dévoué au repos de mes concitoyens… on…

      M. Godet ne put terminer sa philippique.

      Un fait foudroyant lui coupa la parole.

      Une très-belle voiture, largement armoriée, attelée de deux beaux chevaux, s'arrêta devant la grande porte de l'hôtel d'Orbesson.

      Cette voiture était venue au pas; ses persiennes levées annonçaient qu'elle était vide; un chasseur richement galonné descendit du siége où il était assis, à côté du cocher, vêtu d'une pelisse amarante fourrée.

      A peine le chasseur eut-il touché le marteau de la porte, que, pour la première fois depuis trois mois, elle s'ouvrit pour recevoir la voiture, et se referma aussitôt.

      Les oisifs du café Lebœuf se regardèrent d'un air ébahi.

      Ils allaient sans doute se livrer à des commentaires exorbitants, lorsque la porte se rouvrit de nouveau.

      La voiture sortit rapidement; l'on put y voir, nonchalamment assis, un homme jeune encore, d'une figure très-basanée. Il portait un uniforme de hussard, blanc, à collet bleu, couvert de broderie d'or. A son cou et sur sa poitrine brillaient des croix et des plaques d'ordres étrangers.

      – Ah çà, Robin des Bois est donc un grand seigneur d'un pays lointain? s'écria M. Godet l'aîné.

      – Il a une assez belle figure, mais l'air bien insolent, – dit madame Lebœuf.

      – Avez-vous vu ses deux crachats, l'un en or, l'autre en argent? – dit M. Godet le cadet.

      – Tiens… tiens… tiens!.. moi qui croyais au fond de ma pensée que, malgré son titre de colonel, l'aventurier, le coureur, le vagabond était quelque chose comme un banqueroutier retiré, ajoute M. Godet l'aîné en sifflant entre ses dents.

      – Une idée, messieurs! – s'écria madame Lebœuf. – C'est peut-être un acteur! J'ai vu au Cirque-Olympique des écuyers habillés dans ce genre-là.

      – Mais cette magnifique voiture, – dit M. Godet, – elle appartiendrait donc à la troupe? Et d'ailleurs on ne joue pas la comédie en plein jour.

      – Mais j'y pense, – dit madame Lebœuf; – peut-être ce vilain homme qui habite avec Robin des Bois vous laissera-t-il entrer, maintenant que son maître est sorti.

      – Vous avez raison, ma chère madame Lebœuf, – dit M. Godet; – vous avez raison; mais sous quel prétexte m'introduirai-je dans ce domicile?

      – Vous n'avez qu'à dire que vous venez lui faire des excuses de ce qui s'est passé hier, – dit timidement Godet le puîné.

      – Comment! des excuses… de ce qu'il a manqué de m'éborgner? Vous êtes fou, Dieudonné. Je vais au contraire lui déposer ma plainte de son incivilité d'hier; ce sera un moyen d'engager la conversation. Vous allez voir.

      Ce disant, M. Godet sortit et frappa à la petite porte.

      La sombre figure du domestique du colonel Ulrik parut au guichet.

      – Que voulez-vous? – dit-il.

      – C'est moi qui, hier, ai reçu…

      – Vous en recevrez bien d'autres, si vous y revenez, – répondit

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