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Nouvelles Asiatiques. Gobineau Arthur
Читать онлайн.Название Nouvelles Asiatiques
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gobineau Arthur
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Jamais cantatrice à la mode ni comédienne en renom n'ont exécuté leur entrée dans un salon européen avec plus de dignité que ne le firent les danseuses, et ne furent reçues avec plus d'hommages! Elles ne saluèrent personne que les deux dignitaires musulmans à qui elles adressèrent toutes, sauf Omm-Djéhâne, un coup d'œil d'intelligence des plus flatteurs, coup d'œil auquel ils répondirent par un sourire discret et en se caressant la barbe d'un air dont se fût honoré le maréchal duc de Richelieu; Cela fait, les dames s'assirent pressées les unes contre les autres, dans un coin de la salle, sur le tapis, et prirent l'air parfaitement désintéressé de personnes qui sont là pour faire tapisserie.
Cependant, derrière elles, avaient paru quatre hommes, auxquels personne ne donna la moindre attention. Ils allèrent s'accroupir dans l'angle du salon opposé à celui qu'occupaient les danseuses; c'étaient les musiciens. L'un tenait une guitare légère appelée târ; l'autre une sorte de rebec, violon à long manche, ou kémantjêh; le troisième avait un rebab, autre instrument à cordes, et le quatrième un tambourin, élément indispensable de toute musique asiatique, où le rythme doit être extrêmement marqué.
D'une voix unanime, la société demanda le commencement de la danse. Le gouverneur et le maître de police se firent plus particulièrement les interprètes du vœu général auprès des Splendeurs de la Beauté, et celle-ci, après s'être laissé prier le temps convenable pour une artiste qui connaît sa valeur, et avoir montré sa modestie par une aimable confusion, se leva en pied, s'avança lentement jusqu'au milieu du salon, et fit un signe de tête imperceptible aux musiciens dont les instruments partirent tous à la fois. Chacun avait reculé sa chaise contre le mur, de façon à laisser un vaste espace absolument libre.
Alors, sur un air extrêmement lent et monotone, accompagné par le tambourin roulant d'un bruit saccadé, sourd et nerveux, la danseuse, sans bouger de place, appuyant ses mains sur ses hanches, fit quelques mouvements de la tête et du haut du corps. Elle tourna lentement sur elle-même. Elle ne regardait personne, elle était impassible, et semblait comme absorbée. L'attention la suivait, attendait une activité qui ne venait pas, et, précisément à cause de cette attente trompée, devenait à chaque instant plus intense. On ne saurait mieux comparer l'impression produite par ce genre d'émotion qu'à celui qu'on éprouve au bord de la mer, quand l'œil demande constamment à la vague de faire plus, de monter plus haut, d'aller plus loin que la vague précédente, et qu'on écoute son bruit dans l'espérance, successivement déçue, que le bruit qui va venir sera de quelque peu plus fort, et, cependant, on reste là, assis sur la grève; des heures entières s'écoulent et l'on a peine à s'éloigner. Il en est ainsi de la séduction opérée sur les sens par les évolutions des danseuses de l'Asie. Il n'y a point de variété, il n'y a point de vivacité, on ne variera que rarement un mouvement subit, mais il s'exhale de ce tournoiement cadencé une torpeur, dont l'âme s'accommode et où elle se complaît comme dans une ivresse amenant un demi-sommeil.
Puis, la puissante danseuse se mut lentement sur le parquet, en étendant à moitié ses bras arrondis; elle ne marchait pas; elle glissa par une vibration imperceptible; elle s'avança vers les spectateurs, et passant lentement près de chacun, donna à chacun une sorte de frisson en lui laissant croire, espérer peut-être, qu'elle allait lui accorder un signe d'attention. Elle n'en fit rien. Seulement, quand elle fut devant les deux Musulmans, elle leur laissa soupçonner un nouvel indice bien apprécié de sa déférence, de sa partialité, en doublant la durée du temps d'arrêt très court dont elle avait flatté les autres, ce qui fut vivement senti et applaudi; car, dans cette danse discrète, la moindre nuance ressort avec précision. Quand la musique s'arrêta, l'enthousiasme des spectateurs éclata en applaudissements. Moreno seul restait froid. On ne goûte pas ces sortes de choses à la première vue, et le plaisir causé par les divertissements nationaux exige, en tous les pays, une expérience et une initiation. Il n'en fut pas ainsi d'Assanoff; son exaltation s'exprima d'une manière tout à fait inattendue.
– Pardieu! dit-il, je suis un homme civilisé et j'ai été à l'École des cadets, à Saint-Pétersbourg; mais je veux que le diable m'emporte si, dans l'Europe entière, ou trouve rien d'égal à ce que nous venons de voir! Je demande que quelqu'un d'ici danse la lesghy avec moi. N'y a-t-il plus une seule goutte de sang dans les veines de personne! Etes-vous tous abrutis ou tous Russes?
Un officier tatar, engagé dans l'infanterie, se leva et vint prendre Assanoff par la main.
–Allons, dit orgueilleusement le fantassin, Mourad, fils de Hassan-Bey, si tu es fils de ton père, montre ce que tu sais!
L'ingénieur lui répondit par un coup d'œil dont Moreno n'avait jamais vu l'expression à la fois dure et sauvage, mais pleine de flammes, et, dans leurs capotes d'uniforme, les deux Tatars se mirent à danser la lesghy. La musique avait vigoureusement attaqué la mélodie barbare particulière à ce pas. Ce n'était rien de langoureux, ce n'était rien de languissant. Mourad, fils de Hassan, n'était plus ivre; il semblait le fils d'un prince et prince lui-même. On l'eût pris pour un des soldats de l'ancien Mongol Khoubilaï; le tambourin sonnait, palpitait avec ardeur, avec un emportement de cruauté et de conquête. Les assistants, à l'exception de l'Espagnol, étaient possédés par le vin et l'eau-de-vie et n'avaient ni entendu les paroles d'Assanoff, ni compris rien aux émotions qui l'agitaient. Tout ce qu'on savait de cette scène, en définitive étrange, c'est que l'ingénieur dansait la lesghy à merveille, et ce drame qui figure la bataille, le meurtre, le sang, et partant, la révolte, se jouait devant ces conquérants, sans qu'ils songeassent le moins du monde à en comprendre, encore bien moins à en redouter le sens. Seul, Don Juan restait stupéfait de l'expression nouvelle répandue sur les traits d'Assanoff, et, quand la danse se fut terminée au milieu des trépignements de joie de tous les officiers russes, et que l'attention générale fut distraite par l'entrée dans la salle d'un assez grand nombre de domestiques apportant de nouvelles pipes, du thé et de l'eau-de-vie, il attira son ami dans un coin de la chambre qui se trouvait être celui où étaient les danseuses, toutes debout pendant la lesghy, et lui dit à demi-voix:
– Es-tu fou? Qu'est-ce que c'est que cette comédie-là, que tu viens de jouer? Pourquoi te donnes-tu en spectacle? Si tu aimes ton pays, ne peux-tu le témoigner autrement que par des convulsions?
– Tais-toi, lui répondit brusquement Assanoff, tu ne sais ce dont tu parles! Il est des choses que tu ne peux pas connaître! Certes, je suis un lâche, je suis un misérable, et le dernier des hommes est cet infâme coquin de Djemiloff, qui vient de danser avec moi, il n'est pas moins avili, quoiqu'il ait dansé comme un homme! Mais, vois-tu, il y a pourtant des moments encore où, si bas qu'on ait le cœur, on le sent qui se relève, et le jour n'est pas venu où un Tatar verra danser les filles de son pays sans que des larmes de sang se forment sous sa paupière!
Des larmes de sang se formaient peut-être là où disait Assanoff; mais comment le savoir? Ce qui est certain, c'est que, de vrais, de gros pleurs roulaient sur sa joue. Il les essuyait rapidement d'une main, avant qu'on eût eu le temps de les remarquer, quand il se sentit prendre l'autre; il se retourna et vit Omm-Djéhâne. Elle lui dit rapidement, en français:
– Cette nuit! deux heures avant le destèh! à ma porte! ne frappe pas!
Elle s'écarta aussitôt; quant à lui, cette parole d'une belle personne, d'une personne qui avait passé jusqu'alors pour insensible et parfaitement invincible,