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dont tu t'y es pris je crois que j'irai jusqu'au dessert. Madame, seriez-vous assez bonne pour me faire donner du champagne?

      Le mouvement qui suivit cette demande interrompit un moment l'entretien; mais quand on eut porté la santé du nouvel officier arrivé au Caucase, ce que Mme Marron (aîné) proposa d'une manière toute aimable et d'une façon qui eût pu troubler le joyeux ingénieur, s'il eût possédé un naturel capable de s'arrêter à de pareilles vétilles, un des convives renoua le fil de l'entretien:

      – Je suis allé, dit-il, il y a quelques mois jusqu'à Shamakha, et l'on m'y a raconté que la danseuse la plus estimée était une certaine Omm-Djéhâne. Elle faisait tourner toutes les têtes.

      – Omm-Djéhâne, répondit brusquement l'Ennemi de l'Esprit, est une pitoyable fillette, pleine de caprices et de sottise! Elle danse mal, et, si on parle d'elle, c'est uniquement à cause de son humeur insociable, et de ses bizarreries méchantes. D'ailleurs, elle n'est aucunement jolie, il s'en faut de tout!

      – Il paraît, notre ami, s'écria Assanoff, que nous n'avons pas eu à nous louer de cette jeune personne?

      – Dans le sens où vous paraissez l'entendre, reprit le premier interlocuteur, Omm-Djéhâne n'est pas, en effet, fort digne d'attention. Je me suis rencontré avec un officier d'infanterie en retraite qui la connaît depuis son enfance. Cette belle est originaire d'une tribu lesghy aujourd'hui détruite, et vous savez que ses compatriotes n'ont pas une grande réputation de douceur. Recueillie par des soldats, quand elle avait trois ou quatre ans, au milieu des ruines d'un village montagnard qui brûlait et sur le corps de sa mère, tombée morte par-dessus un officier poignardé par la dame, la femme d'un général la réclama et prétendit la faire élever à l'européenne. On la soigna très fort, on l'habilla bien et absolument comme les deux filles de la maison. On lui donna l'institutrice chargée d'instruire ces demoiselles, et elle apprit vite, et mieux qu'elles le russe, l'allemand et le français. Mais un de ses jeux favoris était de plonger les jeunes chats dans l'eau bouillante. Elle avait dix ans quand elle faillit étrangler, au détour d'un escalier, sa gouvernante, la digne Mlle Martinet, qui l'avait appelée petite sotte huit jours auparavant, et elle lui mit un magnifique tour de cheveux châtains hors d'état de servir jamais. A six mois de là, elle fit mieux. Elle se rappela ou plutôt elle n'avait jamais oublié qu'un an auparavant la plus jeune fille de sa bienfaitrice l'avait poussée en jouant; elle était tombée et il en était résulté une bosse au front. Elle crut devoir aviser à effacer cet outrage, et d'un coup de canif bien appliqué, atteignit et fendit la joue de sa petite compagne, heureusement, car elle avait dessein de l'éborgner. La générale eut assez de ce dernier trait, et, renvoyant la jeune rebelle de son cœur et de sa maison, elle la confia à une femme musulmane, avec une petite somme.

      Arrivée à l'âge de quatorze ans, Omm-Djéhâne s'enfuit de Derbend, où résidait sa nouvelle mère adoptive. On n'a pas su ce qu'elle était devenue pendant deux ans. Aujourd'hui, la voilà une des danseuses de la troupe, instruite, conduite et gouvernée par Mme Forough-el-Husnêt, autrement dit les Splendeurs de la Beauté. D'ailleurs Grégoire Ivanitch a raison. Beaucoup de gens ont cherché à séduire Omm-Djéhâne, mais personne n'y a réussi.

      Assanoff trouva ce récit tellement merveilleux, qu'il voulut faire partager son enthousiasme à Moreno. Mais ce fut peine perdue. L'Espagnol ne prit aucun intérêt à ce qu'il appela les équipées d'une fille de rien. Le trouvant donc silencieux, l'ingénieur le jugea maussade et cessa de s'occuper de lui, à mesure que sa propre imagination allumait dans le vin de Champagne un surcroit d'ardeur.

      Le dîner terminé, les Français, le Hongrois gagnèrent leur chambre, Moreno de même; et Assanoff se mit à jouer à la préférence avec deux des autres hôtes et Mme Marron (aîné), tandis que l'Ennemi de l'Esprit les considérait d'un œil de plus en plus troublé en buvant de l'eau-de-vie. Ces plaisirs variés durèrent jusqu'au moment où les joueurs furent comme mis en sursaut par un bruit sourd, qui retentit à côté d'eux. C'était Grégoire Ivanitch qui s'écroulait sur sa base. Assanoff avait perdu son argent. Deux heures du matin venaient de sonner. Chacun alla se coucher, et le Grand Hôtel de Golehide, tenu par M. Marron (aîné), entra dans le repos.

      Il était à peine cinq heures, quand un domestique de l'hôtel vint frapper à la porte de la chambre à coucher de Moreno pour l'avertir que le moment du départ était proche. Quelques instants après, Assanoff parut dans le corridor. Sa capote d'uniforme était jetée sur ses épaules plus que négligemment; sa chemise de soie rouge, fort chiffonnée, tenait mal à son cou, et sa casquette blanche était comme plaquée sur son épaisse chevelure bouclée, où aucun soin de toilette n'avait mis de l'ordre. Quant à la figure, elle était ravagée, pâle, tirée, les yeux étaient rougis; et l'ingénieur aborda Don Juan avec un bâillement effroyable, en se tirant les bras de toute leur longueur.

      – Hé bien! cher ami, s'écria-t-il, il faut donc s'en aller? Est-ce que vous aimez à vous lever si matin quand vous n'êtes pas de service, et même quand vous en êtes? Holà! Georges! double brute! Apporte-nous une bouteille de champagne pour nous mettre en train, ou le diable si je ne te casse pas les os!

      – Non! pas de champagne! dit Moreno, allons-nous-en! Vous oubliez qu'on nous a remontré hier combien il était important de nous mettre en mouvement de bonne heure, avec la longue route que nous avons à faire.

      – Certainement, certainement je m'en souviens; mais je suis avant tout un gentilhomme; et un homme comme moi est tenu de couronner sa journée autrement qu'en pleutre!

      – Commençons-la comme des gens sensés, et allons-nous-en.

      L'ingénieur se laissa persuader, et, chantonnant l'air des Fraises, alors fort à la mode dans le Caucase, il s'achemina avec son compagnon vers le bord du fleuve qu'ils allaient remonter. Leur moyen de transport était des plus simples et des moins en harmonie avec les prétentions de l'officier tatare, homme raffiné. On avait simplement mis à leur disposition une longue nacelle étroite et quatre bateliers, lesquels, dans leur propre intérêt, devaient faire beaucoup moins usage de leurs rames que d'une longue ficelle à laquelle deux d'entre eux allaient s'atteler, et marchant sur la rive, en façon de chevaux de halage, tirer le bateau à la cordelle. L'état-major de l'Argo, quand il visita cette contrée sous le commandement du capitaine Jason, aurait trouvé cet attelage primitif. Ce n'est pas qu'il n'existât un service de steamers, dont les journaux d'Europe et d'Amérique avaient fait quelque bruit; mais tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, ce service ne fonctionnait pas; et, bref, Moreno et Assanoff, voulant s'en aller à Koutaïs et de là gagner Tillis et Bakou, n'avaient d'autre parti à choisir que de prendre place dans leur pirogue: ce qu'ils firent.

      Il était beau de les voir dans cette embarcation étroite, qu'une banne blanche mettait à l'abri des rayons du soleil, assis ou couchés, au milieu de leurs caisses, fumant, causant, dormant ou se taisant et s'avançant avec la plus majestueuse lenteur, tandis que deux de leurs mariniers poussaient avec des gaffes, et que les deux autres, la cordelle sur l'épaule, tiraient de leur mieux, en marchant courbés sur la berge et à pas comptés.

      On ne peut pas dire que la forêt commence seulement au sortir de Poti. Poti est comme absorbé dans la forêt; mais, quand on laisse derrière soi l'enceinte carrée en pierres flanquée détours où les musulmans parquaient jadis les esclaves, dont ce lieu était l'entrepôt principal au Caucase, on n'y voit plus d'habitations, et on peut se croire dans des lieux que les humains n'ont jamais visités. Rien de si abandonné, en apparence, rien de si inhospitalier, de si farouche, de si rébarbatif. Un fleuve hâté, roulant des eaux limoneuses ou chargées de sable sur un lit rempli de roches, contre lesquelles ses eaux rebroussent à chaque instant; des rives lacérées, déclivées par les crues subites et impitoyables de la saison d'hiver, présentant ici une plage dépouillée, là un escarpement subit; des troncs d'arbres charriés et dressant leurs bras mutilés en l'air comme pour crier miséricorde, puis roulés par trois ou par quatre les uns sur les autres et enterrés à demi, mais toujours frissonnants, toujours remuant en vain; car le fleuve irrité passe sur eux en grondant plus fort ou au travers de leurs rameaux; et aux deux côtés de cette rage, le silence solennel d'une forêt qui paraît sans limites; on voit la scène: le fleuve mugit, rugit, saute, tourbillonne et court; le bateau où sont

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