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quoique sa chevelure blonde et son visage presque sans barbe lui donnassent par moments des airs de jeunesse qui pouvaient faire croire à quelques années de moins. C'était un garçon de bonne tournure, très soigné de tenue, de formes séduisantes et polies, avec je ne sais quel dandysme invétéré dans les gestes, les paroles et l'accent, qui, au milieu d'un certain monde un peu blasé, n'eût pas manqué d'un attrait réel. Il y avait en lui beaucoup de lassitude, ou beaucoup d'indifférence, ou beaucoup d'apprêt. Il aimait la chasse, les chevaux. Après avoir adoré les voyages, il ne voyageait plus. Parisien d'adoption, presque de naissance, un beau jour on avait appris qu'il quittait Paris, et, sans qu'on pût déterminer le vrai motif d'une pareille retraite, il était venu s'ensevelir, au fond de ses marais d'Orsel, dans la plus inconcevable solitude. Il y vivait bizarrement, comme en un lieu de refuge et d'oubli, se montrant peu, ne recevant pas du tout, et dans les obscurités de je ne sais quel parti pris morose qui ne s'expliquait que par un acte de désespoir de la part d'un homme jeune, riche, à qui l'on pouvait supposer sinon de grandes passions, du moins des ardeurs de plus d'un genre. Très peu lettré, quoiqu'il eût passablement appris par ouï-dire, il témoignait un certain mépris hautain pour les livres et beaucoup de pitié pour ceux qui se donnaient la peine de les écrire. A quoi bon? disait-il; l'existence était trop courte et ne méritait pas qu'on en prît tant de souci. Et il soutenait alors, avec plus d'esprit que de logique, la thèse banale des découragés, quoiqu'il n'eût jamais rien fait qui lui donnât le droit de se dire un des leurs. Ce qu'il y avait de plus sensible dans ce caractère un peu effacé comme sous des poussières de solitude, et dont les traits originaux commençaient à sentir l'usure, c'était comme une passion à la fois mal satisfaite et mal éteinte pour le grand luxe, les grandes jouissances et les vanités artificielles de la vie. Et l'espèce d'hypocondrie froide et élégante qui perçait dans toute sa personne prouvait que si quelque chose survivait au découragement de beaucoup d'ambitions si vulgaires, c'était à la fois le dégoût de lui-même avec l'amour excessif du bien-être. Aux Trembles, il était toujours le bienvenu, et Dominique lui pardonnait la plupart de ses bizarreries en faveur d'une ancienne amitié dans laquelle d'Orsel mettait au surplus tout ce qu'il avait de cœur.

      Pendant les quelques jours qu'il passa aux Trembles, il se montra ce qu'il savait être dans le monde, c'est-à-dire un compagnon aimable, beau chasseur, bon convive, et, sauf un ou deux écarts de sa réserve ordinaire, rien à peu près ne parut de tout ce que contenait l'homme ennuyé.

      Madame de Bray avait entrepris de le marier, entreprise chimérique, car rien n'était plus difficile que de l'amener à discuter raisonnablement des idées pareilles. Sa réponse ordinaire était qu'il avait passé l'âge où l'on se marie par entraînement, et que le mariage, comme tous les actes capitaux ou dangereux de la vie, demandait un grand élan d'enthousiasme.

      «C'est un jeu, le plus aléatoire de tous, disait-il, qui n'est excusable que par la valeur, le nombre, l'ardeur et la sincérité des illusions qu'on y engage, et qui ne devient amusant que lorsque de part et d'autre on y joue gros jeu.»

      Et comme on s'étonnait de le voir s'enfermer à Orsel, dans une inaction dont ses amis s'affligeaient, à cette observation, qui n'était pas nouvelle, il répondit:

      «Chacun fait selon ses forces.»

      Quelqu'un dit:

      «C'est de la sagesse.

      – Peut-être, reprit d'Orsel. En tout cas, personne ne peut dire que ce soit une folie de vivre paisiblement sur ses terres et de s'en trouver bien.

      – Cela dépend, dit madame de Bray.

      – Et de quoi, je vous prie, madame?

      – De l'opinion qu'on a sur les mérites de la solitude, et d'abord du plus ou moins de cas qu'on fait de la famille, ajouta-t-elle en regardant involontairement ses deux enfants et son mari.

      – Vous saurez, interrompit Dominique, que ma femme considère une certaine habitude sociale, souvent discutée d'ailleurs, et par de très bons esprits, comme un cas de conscience et comme un acte obligatoire. Elle prétend qu'un homme n'est pas libre, et qu'il est coupable de se refuser à faire le bonheur de quelqu'un quand il le peut.

      – Alors vous ne vous marierez jamais? reprit encore madame de Bray.

      – C'est probable, dit d'Orsel sur un ton beaucoup plus sérieux. Il y a tant de choses que j'aurais dû faire avec moins de dangers pour d'autres et d'appréhensions pour moi-même et que je n'ai pas faites! Risquer sa vie n'est rien, engager sa liberté, c'est déjà plus grave; mais épouser la liberté et le bonheur d'une autre!.. Il y a quelques années que je réfléchis là-dessus, et la conclusion, c'est que je m'abstiendrai.»

      Le soir même de cette conversation, qui mettait en relief une partie des sophismes et des impuissances de M. d'Orsel, celui-ci quitta les Trembles. Il partit à cheval, suivi de son domestique. La nuit était claire et froide.

      «Pauvre Olivier!» dit Dominique en le voyant s'éloigner au galop de chasse dans la direction d'Orsel.

      Quelques jours plus tard, un exprès, accouru d'Orsel à toute bride, remit à Dominique une lettre cachetée de noir dont la lecture le bouleversa, lui, si parfaitement maître de ses émotions.

      Olivier venait d'éprouver un grave accident. De quelle nature? Ou le billet tristement scellé ne le disait pas, ou Dominique avait un motif particulier pour ne l'expliquer qu'à demi. A l'instant même il fit atteler sa voiture de voyage, envoya prévenir le docteur en le priant de se tenir prêt à l'accompagner; et, moins d'une heure après l'arrivée de la mystérieuse dépêche, le docteur et M. de Bray prenaient en grande hâte la route d'Orsel.

      Ils ne revinrent qu'au bout de plusieurs jours, vers le milieu de novembre, et leur retour eut lieu pendant la nuit. Le docteur, qui le premier me donna des nouvelles de son malade, fut impénétrable, comme il convient aux hommes de sa profession. J'appris seulement que les jours d'Olivier n'étaient plus en danger, qu'il avait quitté le pays, que sa convalescence serait longue et l'obligerait probablement à un séjour prolongé dans un climat chaud. Le docteur ajoutait que cet accident aurait au surplus pour résultat d'arracher cet incorrigible solitaire à l'affreux isolement de son château, de le faire changer d'air, de résidence et peut-être d'habitudes.

      Je trouvai Dominique fort abattu, et la plus vive expression de chagrin se peignit sur son visage au moment où je me permis de lui adresser quelques questions de sincère intérêt sur la santé de son ami.

      «Je crois inutile de vous tromper, me dit-il. Tôt ou tard la vérité se fera jour sur une catastrophe trop facile à prévoir et malheureusement impossible à conjurer.»

      Et il me remit la lettre même d'Olivier.

«Orsel, novembre 18…

      Mon cher Dominique,

      «C'est bien véritablement un mort qui t'écrit. Ma vie ne servait à personne, on me l'a trop répété, et ne pouvait plus qu'humilier tous ceux qui m'aiment. Il était temps de l'achever moi-même. Cette idée, qui ne date pas d'hier, m'est revenue l'autre soir en te quittant. Je l'ai mûrie pendant la route. Je l'ai trouvée raisonnable, sans aucun inconvénient pour personne, et mon entrée chez moi, la nuit, dans un pays que tu connais, n'était pas une distraction de nature à me faire changer d'avis. J'ai manqué d'adresse, et n'ai réussi qu'à me défigurer. N'importe, j'ai tué Olivier. Le peu qui reste de lui attendra son heure. Je quitte Orsel et n'y reviendrai plus. Je n'oublierai pas que tu as été, je ne dirai pas mon meilleur ami, je dis mon seul ami. Tu es l'excuse de ma vie. Tu témoigneras pour elle. Adieu, sois heureux, et si tu parles de moi à ton fils, que ce soit pour qu'il ne me ressemble pas.

«Olivier.»

      Vers midi, la pluie se mit à tomber. Dominique se retira dans son cabinet, où je le suivis. Cette demi-mort d'un compagnon de sa jeunesse, du seul ami de vieille date que je lui connusse, avait amèrement ravivé certains souvenirs qui n'attendaient qu'une circonstance décisive pour se répandre. Je ne lui demandai point ses confidences; il me les offrit. Et comme s'il n'eût fait que traduire en paroles les mémoires chiffrés que j'avais sous les yeux, il me raconta sans déguisements, mais non sans émotion, l'histoire suivante.

      III

      CE

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