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ne dépend que d'un petit effort, et j'en ai fait de plus grands; vous êtes là pour le dire, vous qui m'avez vu à l'œuvre. Écoutez-moi, mon cher Dominique: dans trois jours, vous serez un collégien de seconde, c'est-à-dire un peu moins qu'un homme, mais beaucoup plus qu'un enfant. L'âge est indifférent. Vous avez seize ans. Dans six mois, si vous le voulez bien, vous pouvez en avoir dix-huit. Quittez les Trembles et n'y pensez plus. N'y pensez jamais que plus tard, et quand il s'agira de régler vos comptes de fortune. La campagne n'est pas faite pour vous, ni l'isolement, qui vous tuerait. Vous regardez toujours ou trop haut ou trop bas. Trop haut, mon cher, c'est l'impossible; trop bas, ce sont les feuilles mortes. La vie n'est pas là; regardez directement devant vous à hauteur d'homme, et vous la verrez. Vous avez beaucoup d'intelligence, un beau patrimoine, un nom qui vous recommande; avec un pareil lot dans son trousseau de collège, on arrive à tout. – Encore un conseil: attendez-vous à n'être pas très heureux pendant vos années d'études. Songez que la soumission n'engage à rien pour l'avenir, et que la discipline imposée n'est rien non plus quand on a le bon esprit de se l'imposer soi-même. Ne comptez pas trop sur les amitiés de collège, à moins que vous ne soyez libre absolument de les choisir; et quant aux jalousies dont vous serez l'objet, si vous avez des succès, ce que je crois, prenez-en votre parti d'avance et tenez-les pour un apprentissage. Maintenant, ne passez pas un seul jour sans vous dire que le travail conduit au but, et ne vous endormez pas un seul soir sans penser à Paris, qui vous attend, et où nous nous reverrons.»

      Il me serra la main avec une autorité de geste tout à fait virile, et ne fit qu'un bond jusqu'à l'escalier qui menait à sa chambre.

      Je descendis alors dans les allées du jardin, où le vieux André sarclait des plates-bandes.

      «Qu'y a-t-il donc, monsieur Dominique? me demanda André en remarquant que j'étais dans le plus grand trouble.

      – Il y a que je vais partir dans trois jours pour le collège, mon pauvre André.»

      Et je courus au fond du parc, où je restai caché jusqu'au soir.

      IV

      TROIS jours après, je quittai les Trembles en compagnie de madame Ceyssac et d'Augustin. C'était le matin de très bonne heure. Toute la maison était sur pied. Les domestiques nous entouraient. André se tenait à la tête des chevaux, plus triste que je ne l'avais jamais vu depuis le dernier événement qui avait mis la maison en deuil; puis il monta sur le siège, quoiqu'il ne fût pas dans ses habitudes de conduire, et les chevaux partirent au grand trot. En traversant Villeneuve, où je connaissais si bien tous les visages, j'aperçus deux ou trois de mes petits compagnons d'autrefois, jeunes garçons, déjà presque des hommes, qui s'en allaient du côté des champs, leurs outils de travail sur le dos. Ils tournèrent la tête au bruit de la voiture, et, comprenant qu'il s'agissait de quelque chose de plus qu'une promenade, ils me firent des signes joyeux pour me souhaiter un heureux voyage. Le soleil se levait. Nous entrâmes en pleine campagne. Je cessai de reconnaître les lieux; je vis passer de nouveaux visages. Ma tante avait les yeux sur moi et me considérait avec bonté. La physionomie d'Augustin rayonnait. J'éprouvais presque autant d'embarras que j'avais de chagrin.

      Il nous fallut une longue journée pour faire les douze lieues qui nous séparaient d'Ormesson, et le soleil était tout près de se coucher, quand Augustin, qui ne quittait pas la portière, dit brusquement à ma tante:

      «Madame, voici qu'on aperçoit les tours de Saint-Pierre.»

      Le pays était plat, pâle, fade et mouillé. Une ville basse, hérissée de clochers d'église, commençait à se montrer derrière un rideau d'oseraies. Les marécages alternaient avec des prairies, les saules blanchâtres avec les peupliers jaunissants. Une rivière coulait à droite et roulait lourdement des eaux bourbeuses entre des berges souillées de limon. Au bord et parmi des joncs pliés en deux par le cours de l'eau, il y avait des bateaux amarrés chargés de planches et de vieux chalands échoués dans la vase, comme s'ils n'eussent jamais flotté. Des oies descendaient des prairies vers la rivière et couraient devant la voiture en poussant des cris sauvages. Des brouillards fiévreux enveloppaient de petites métairies qu'on voyait de loin, perdues dans des chanvrières, sur le bord des canaux, et une humidité qui n'était plus celle de la mer me donnait le frisson, comme s'il eût fait très froid. La voiture atteignit un pont que les chevaux passèrent au petit pas, puis un long boulevard où l'obscurité devint complète, et le premier pas des chevaux qui résonna sur un pavé plus dur m'avertit que nous entrions dans la ville. Je calculai que douze heures me séparaient déjà du moment du départ, que douze lieues me séparaient des Trembles; je me dis que tout était fini; irrévocablement fini, et j'entrai dans la maison de madame Ceyssac comme on franchit le seuil d'une prison.

      C'était une vaste maison, située dans le quartier non pas le plus désert, mais le plus sérieux de la ville, confinant à des couvents, avec un très petit jardin qui moisissait dans l'ombre de ses hautes clôtures, de grandes chambres sans air et sans vue, des vestibules sonores, un escalier de pierre tournant dans une cage obscure, et trop peu de gens pour animer tout cela. On y sentait la froideur des mœurs anciennes et la rigidité des mœurs de province, le respect des habitudes, la loi de l'étiquette, l'aisance, un grand bien-être et l'ennui. A l'étage supérieur, on avait vue sur une partie de la ville, c'est-à-dire sur des toitures fumeuses, sur des dortoirs de couvent et sur des clochers. C'est là qu'était ma chambre.

      Je dormis mal, ou je ne dormis pas. Toutes les demi-heures, ou tous les quarts d'heure, les horloges sonnaient chacune avec un timbre distinct; pas une ne ressemblait à la sonnerie rustique de Villeneuve, si reconnaissable à sa voix rouillée. Des pas résonnaient dans la rue. Une sorte de bruit pareil à celui d'une crécelle agitée violemment retentissait dans ce silence particulier des villes qu'on pourrait appeler le sommeil du bruit, et j'entendais une voix singulière, une voix d'homme lente, scandée, un peu chantante, qui disait, en s'élevant de syllabe en syllabe: «Il est une heure, il est deux heures, il est trois heures, trois heures sonnées.»

      Augustin entra dans ma chambre au petit jour.

      «Je désire, me dit-il, vous introduire au collège et faire entendre au proviseur le bien que je pense de vous. Une pareille recommandation serait nulle, ajouta-t-il avec modestie, si elle ne s'adressait pas à un homme qui m'a témoigné jadis beaucoup de confiance et qui paraissait apprécier mon zèle.»

      La visite eut lieu comme il avait dit; mais j'étais absent de moi-même. Je me laissai conduire et ramener, je traversai les cours, je vis les classes d'étude avec une indifférence absolue pour ces sensations nouvelles.

      Ce jour-là même, à quatre heures, Augustin, en tenue de voyage, portant lui-même tout son bagage contenu dans une petite valise de cuir, se rendit sur la place, où, tout attelée et déjà prête à partir, stationnait la voiture de Paris.

      «Madame, dit-il à ma tante, qui l'accompagnait avec moi, je vous remercie encore une fois d'un intérêt qui ne s'est pas démenti pendant quatre années. J'ai fait de mon mieux pour donner à M. Dominique l'amour de l'étude et les goûts d'un homme. Il est certain de me retrouver à Paris quand il y viendra, et assuré de mon dévouement, à quelque moment que ce soit, comme aujourd'hui.

      – Écrivez-moi, me dit-il en m'embrassant avec une véritable émotion. Je vous promets d'en faire autant. Bon courage et bonnes chances! Vous les avez toutes pour vous.»

      A peine était-il installé sur la haute banquette que le postillon rassembla les rênes.

      «Adieu!» me dit-il encore avec une expression moitié tendre et moitié radieuse.

      Le fouet du postillon cingla les quatre chevaux d'attelage et la voiture se mit à rouler vers Paris.

      Le lendemain, à huit heures, j'étais au collège. J'entrai le dernier pour éviter le flot des élèves et ne pas me faire examiner dans la cour de cet œil jamais tout à fait bienveillant dont on regarde les nouveaux venus. J'y marchai droit devant moi, l'œil fixé sur une porte peinte en jaune, au-dessus de laquelle il y avait écrit: Seconde. Sur le seuil se tenait un homme à cheveux grisonnants, blême et sérieux, à visage usé, sans dureté ni bonhomie.

      «Allons, me dit-il, allons un peu plus vite.»

      Ce

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