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à la magnificence chez mon oncle M. d'Herbelot; mais tout le luxe de la maison d'un fermier général fort riche ne ressemblait en rien à la noble simplicité de la maison de M. le maréchal d'Olonne. Le passé, dans cette maison, servait d'ornement au présent: des tableaux de famille, qui portaient des noms historiques et chers à la France, décoraient la plupart des pièces; de vieux valets de chambre marchaient devant vous pour vous annoncer. Je ne sais quel sentiment de respect vous saisissait en parcourant cette vaste maison, où plusieurs générations s'étaient succédé, faisant honneur à la fortune et à la puissance plutôt qu'elles n'en étaient honorées. Je me rappelle jusqu'au moindre détail de cette première visite; plus tard, tout est confondu dans un seul souvenir. Mais alors j'examinais avec une vive curiosité ce qui avait fait si souvent le sujet des conversations de mon père et cette société dont il m'avait parlé tant de fois.

      Il n'y avait que cinq ou six personnes dans le salon lorsque nous arrivâmes. M. le maréchal d'Olonne causait debout auprès de la cheminée; il vint au-devant de mon père et lui prit les mains. "Mon ami, lui dit-il, mon excellent ami! enfin vous voilà! Vous m'amenez Edouard… Savez-vous, Edouard, que vous venez chez l'homme qui aime le mieux votre père, qui honore le plus ses vertus et qui lui doit une reconnaissance éternelle?" Je répondis qu'on m'avait accoutumé de bonne heure aux bontés de M. le maréchal. "Vous a-t-on dit que je devais vous servir de père si vous n'eussiez pas conservé le vôtre? – Je n'ai pas eu besoin de ce malheur pour sentir la reconnaissance," répondis-je. Il prit occasion de ce peu de mots pour faire mon éloge. "Qu'il est bien! dit-il; qu'il est beau! qu'il a l'air modeste et spirituel!" Il savait qu'en me louant ainsi il réjouissait le coeur de mon père. On reprit la conversation. J'entendis nommer les personnes qui m'entouraient: c'étaient les hommes les plus distingués dans les sciences et dans les lettres, et un Anglais, membre fameux de l'opposition. On parlait, je m'en souviens, de la jurisprudence criminelle en Angleterre et de l'institution du jury. Je sentis, je vous l'avoue, un mouvement inexprimable d'orgueil en voyant combien, dans ces questions intéressantes, l'opinion de mon père était comptée. On l'écoutait avec attention, presque avec respect. La supériorité de son esprit semblait l'avoir placé tout à coup au-dessus de ceux qui l'entouraient, et ses beaux cheveux blancs ajoutaient encore l'autorité et la dignité à tout ce qu'il disait. C'est la mode d'admirer l'Angleterre. M. le maréchal d'Olonne soutenait le côté de la question qui était favorable aux institutions anglaises, et les personnes qui se montraient d'une opinion opposée s'étaient placées sur un mauvais terrain pour la défendre. Mon père, en un instant, mit la question dans son véritable jour; il présenta le jury comme un monument vénérable des anciennes coutumes germaniques, et montra l'esprit conservateur des Anglais et leur respect pour le passé dans l'existence de ces institutions, qu'ils reçurent de leurs ancêtres presque dans le même état où ils les possèdent encore aujourd'hui; mais mon père fit voir dans notre système judiciaire l'ouvrage perfectionné de la civilisation. "Notre magistrature, dit-il, a pour fondement l'honneur et la considération, ces grands mobiles des monarchies (1) [(1) Montesquieu.]; elle est comme un sacerdoce dont la fonction est le maintien de la morale à l'extérieur de la société, et elle n'a au-dessus d'elle que les ministres d'une religion qui, réglant cette société dans la conscience de l'homme, en attaque les désordres à leur seule et véritable source." Mon père alla jusqu'à défendre la vénalité des charges, que l'Anglais attaquait toujours. "Admirable institution, dit mon père, que celle qui est parvenue à faire payer si cher le droit de sacrifier tous les plaisirs de la vie et d'embrasser la vertu comme une convenance d'état. Ne nous calomnions pas nous-mêmes, dit encore mon père; la magistrature qui a produit Molé, Lamoignon, d'Aguesseau, n'a rien à envier à personne; et, si le jury anglais se distingue par l'équité de ses jugements, c'est que la classe qui le compose en Angleterre est remarquable surtout par ses lumières et son intégrité. En Angleterre l'institution repose sur les individus; ici les individus tirent leur lustre et leur valeur de l'institution. – Mais il se peut, ajouta mon père en finissant cette conversation, que ces institutions conviennent mieux à l'Angleterre que ne feraient les nôtres. Cela doit être: les nations produisent leurs lois, et ces lois sont tellement le fruit des moeurs et du génie des peuples qu'ils y tiennent plus qu'à tout le reste; ils perdent leur indépendance, leur nom même, avant leurs lois. Je suis persuadé que cette expression: subir la loi du vainqueur, a un sens plus étendu qu'on ne lui le donne en général: c'est le dernier degré de la conquête que de subir la loi d'un autre peuple, et les Normands, qui en Angleterre ont presque conquis la langue, n'ont jamais pu conquérir la loi."

      Ces matières étaient sérieuses, mais elles ne le paraissaient pas. Ce n'est pas la frivolité qui produit la légèreté de la conversation: c'est cette justesse qui, comme l'éclair, jette une lumière vive et prompte sur tous les objets. Je sentis, en écoutant mon père, qu'il n'y a rien de si piquant que le bon sens d'un homme d'esprit.

      Je me suis étendu sur cette première visite pour vous montrer ce qu'était mon père dans la société de M. le maréchal d'Olonne. Ne devais-je pas me plaire dans un lieu où je le voyais respecté, honoré comme il l'était de moi-même? Je me rappelais les paroles de ma mère: "sortir de son état!" Je ne leur trouvais point de sens… Rien ne m'était étranger dans la maison de M. le maréchal d'Olonne: peut-être même je me trouvais chez lui plus à l'aise que chez M. d'Herbelot. Je ne sais quelle simplicité, quelle facilité dans les habitudes de la vie me rendait la maison de M. le maréchal d'Olonne comme le toit paternel. Hélas! elle allait bientôt me devenir plus chère encore.

      "Natalie est restée à Fontainebleau, dit M. le maréchal d'Olonne à mon père; je l'attends ce soir. Vous la trouverez un peu grandie, ajouta-t-il en souriant. Vous rappelez-vous le temps où vous disiez qu'elle ne ressemblerait à nulle autre et qu'elle plairait plus que toute autre? Elle avait neuf ans alors. – Mme la duchesse de Nevers promettait, dès ce temps-là, tout ce qu'elle est devenue depuis, dit mon père. – Oui, reprit le maréchal, elle est charmante; mais elle ne veut pas se remarier, et cela me désole. Je vous ai parlé de mes derniers chagrins à ce sujet; rien ne peut vaincre son obstination." Mon père répondit quelques mots, et nous partîmes. "Je suis du parti de Mme de Nevers, me dit mon père. Mariée à douze ans, elle n'a jamais vu qu'à l'autel ce mari, qui, dit-on, méritait peu une personne aussi accomplie. Il est mort pendant ses voyages. Veuve à vingt ans, libre et charmante, elle peut épouser qui elle voudra; elle a raison de ne pas se presser, de bien choisir et de ne pas se laisser sacrifier une seconde fois à l'ambition." Je me récriai sur ces mariages d'enfants. "L'usage les autorise, dit mon père; mais je n'ai jamais pu les approuver."

      Ce fut le lendemain de ce jour que je vis pour la première fois Mme la duchesse de Nevers! Ah! mon ami! comment vous la peindre? Si elle n'était que belle, si elle n'était qu'aimable, je trouverais des expressions dignes de cette femme céleste; mais comment décrire ce qui tout ensemble formait une séduction irrésistible? Je me sentis troublé en la voyant, j'entrevis mon sort; mais je ne vous dirai pas que je doutai un instant si je l'aimerais: cet ange pénétra mon âme de toute part, et je ne m'étonnai point de ce qu'elle me faisait éprouver. Une émotion de bonheur inexprimable s'empara de moi; je sentis s'évanouir l'ennui, le vide, l'inquiétude qui dévoraient mon coeur depuis si long-temps; j'avais trouvé ce que je cherchais, et j'étais heureux. Ne me parlez ni de ma folie ni de mon imprudence; je ne défends rien. Je paye de ma vie d'avoir osé l'aimer: eh bien, je ne m'en repens pas; j'ai au fond de mon âme un trésor de douleur et de délices que je conserverai jusqu'à la mort. Ma destinée m'a séparé d'elle: je n'étais pas son égal, elle se fût abaissée en se donnant à moi; un souffle de blâme eût terni sa vie; mais du moins je l'ai aimée comme nul autre que moi ne pouvait l'aimer, et je mourrai pour elle, puisque rien ne m'engage plus à vivre.

      Cette première journée que je passai avec elle, et qui devait être suivie de tant d'autres, a laissé comme une trace lumineuse dans mon souvenir. Elle s'occupa de mon père avec la grâce qu'elle met à tout; elle voulait lui prouver qu'elle se souvenait de ce qu'il lui avait autrefois enseigné; elle répétait les graves leçons de mon père, et le choix de ses expressions semblait en faire des pensées nouvelles. Mon père le remarqua et parla du charme que les mots ajoutent aux idées. "Tout a été dit, assurait mon père; mais la manière de dire est inépuisable." Mme de Nevers se mêlait à cette conversation. Je me souviens qu'elle dit qu'elle était née

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