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vous rien refuser, me dit-il; mais n'exigez pas que je vous parle de mes peines. J'essayerai d'écrire et de vous faire connaître celui dont vous avez conservé la vie aux dépens de la vôtre." Bientôt je me repentis d'avoir accepté cette preuve de la reconnaissance d'Edouard: en peu de jours il retomba dans la profonde mélancolie dont il s'était un moment efforcé de sortir. Je voulus l'engager à interrompre son travail. "Non, me dit-il; c'est un devoir, je veux le remplir." Au bout de quelques jours, il entra dans ma chambre, tenant dans sa main un gros cahier d'une écriture assez fine. "Tenez, me dit-il, ma promesse est accomplie; vous ne vous plaindrez plus qu'il n'y a pas de passé dans notre amitié. Lisez ce cahier, mais ne me parlez pas de ce qu'il contient; ne me cherchez même pas aujourd'hui: je veux rester seul. On croit ses souvenirs ineffaçables, ajouta-t-il, et cependant quand on va les chercher au fond de son âme, on y réveille mille nouvelles douleurs." Il me quitta en achevant ces mots, et je lus ce qui va suivre.

      EDOUARD

      Je suis le fils d'un célèbre avocat au parlement de Paris; ma famille est de Lyon, et depuis plusieurs générations elle a occupé les utiles emplois réservés à la haute bourgeoisie de cette ville. Un de mes grands-pères mourut victime de son dévouement dans la maladie épidémique qui désola Lyon en 1748. Son nom révéré devint dans sa patrie le synonyme du courage et de l'honneur. Mon père fut de bonne heure destiné au barreau; il s'y distingua et acquit une telle considération qu'il devint d'usage de ne se décider sur aucune affaire de quelque importance sans la lui avoir soumise. Il se maria, déjà vieux, à une femme qu'il aimait depuis longtemps; je fus leur unique enfant. Mon père voulut m'élever lui-même, et lorsque j'eus dix ans accomplis il se retira avec ma mère à Lyon et se consacra tout entier à mon éducation. Je satisfaisais mon père sous quelques points; je l'inquiétais sous d'autres. Apprenant avec une extrême facilité, je ne faisais aucun usage de ce que je savais. Réservé, silencieux, peu confiant, tout s'entassait dans mon esprit et ne produisait qu'une fermentation inutile et de continuelles rêveries. J'aimais la solitude, j'aimais à voir le soleil couchant; je serais resté des journées entières, assis sur cette petite pointe de sable qui termine la presqu'île où Lyon est bâti, à regarder se mêler les eaux de la Saône et du Rhône, et à sentir ma pensée et ma vie comme entraînées dans leur courant. On m'envoyait chercher; je rentrais, je me mettais à l'étude sans humeur et sans dégoût; mais on aurait dit que je vivais de deux vies, tant mes occupations et mes pensées étaient de nature différente. Mon père essayait quelquefois de me faire parler; mais c'était ma mémoire seule qui lui répondait. Ma mère s'efforçait de pénétrer dans mon âme par la tendresse; je l'embrassais, mais je sentais, même dans ces douces caresses, quelque chose d'incomplet au fond de mon âme.

      Mon père possédait au milieu des montagnes du Forez, entre Boën et Saint-Etienne, des forges et une maison. Nous allions chaque année passer à ces forges les deux mois de vacances. Ce temps désiré et savouré avec délices s'écoulait toujours trop vite. La position de ce lieu avait quelque beauté: la rivière qui faisait aller la forge descendait d'un cours rapide et souvent brisé par les rochers; elle formait au-dessous de la forge une grande nappe d'eau plus tranquille; puis elle se détournait brusquement et disparaissait entre deux hautes montagnes recouvertes de sapins. La maison d'habitation était petite; elle était située au-dessus de la forge, de l'autre côté du chemin, et placée à peu près au tiers de la hauteur de la montagne. Environnée d'une vieille forêt de sapins, elle ne possédait pour tout jardin qu'une petite plate-forme dessinée avec des buis, ornée de quelques fleurs, et d'où l'on avait la vue de la forge, des montagnes et de la rivière. Il n'y avait point là de village; il était situé à un quart de lieue plus haut, sur le bord du torrent, et chaque matin la population, qui travaillait aux forges presque tout entière, passait sous la plate-forme en se rendant aux travaux. Les visages noirs et enfumés des habitants, leurs vêtements en lambeaux, faisaient un triste contraste avec leur vive gaieté, leurs chants, leurs danses et leurs chapeaux ornés de rubans. Cette forge était pour moi, à la campagne, ce qu'étaient à Lyon la petite pointe de sable et le cour majestueux du Rhône: le mouvement me jetait dans les mêmes rêveries que le repos. Le soir, quand la nuit était sombre, on ne pouvait m'arracher de la plate-forme: la forge était alors dans toute sa beauté; les torrents de feu qui s'échappaient de ses fourneaux éclairaient ce seul point d'une lumière rouge sur laquelle tous les objets se dessinaient comme des spectres; les ouvriers, dans l'activité de leurs travaux, armés de leurs grands pieux aigus, ressemblaient aux démons de cette espèce d'enfer; des ruisseaux d'un feu liquide coulaient au dehors; des fantômes noirs coupaient ce feu et en emportaient des morceaux au bout de leur baguette magique, et bientôt le feu lui-même prenait entre leurs mains une nouvelle forme. La variété des attitudes, l'éclat de cette lumière terrible dans un seul point du paysage, la lune qui se levait derrière les sapins et qui argentait à peine l'extrémité de leur feuillage, tout ce spectacle me ravissait. J'étais fixé sur cette plate-forme comme par l'effet d'un enchantement, et, quand on venait m'en tirer, on me réveillait comme d'un songe.

      Cependant je n'étais pas aussi étranger aux jeux de l'enfance que cette disposition pourrait le faire croire; mais c'était surtout le danger qui me plaisait. Je gravissais les rochers les plus inaccessibles, je grimpais sur les arbres les plus élevés; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but que je n'avais encore pu atteindre, mais que je trouverais au delà de ce qui m'était déjà connu. Je m'associais d'autres enfants dans mes entreprises; mais j'étais leur chef, et je me plaisais à les surpasser en témérité. Souvent je leur défendais de me suivre, et ce sentiment du danger perdait tout son charme pour moi si je le voyais partagé.

      J'allais avoir quatorze ans; mes études étaient fort avancées, mais je restais toujours au même point pour le fruit que je pouvais en tirer, et mon père désespérait d'éveiller en moi ce feu de l'âme sans lequel tout ce que l'esprit peut acquérir n'est qu'une richesse stérile, lorsqu'une circonstance, légère en apparence, vint faire vibrer cette corde cachée au fond de mon âme et commença pour moi une existence nouvelle. J'ai parlé de mes jeux: un de ceux qui me plaisaient le plus était de traverser la rivière en sautant de rocher en rocher par-dessus ses ondes bouillonnantes; souvent même je prolongeais ce jeu périlleux, et, non content de traverser la rivière, je la remontais ou je la descendais de la même façon. Le danger était grand, car, en approchant de la forge, la rivière encaissée se précipitait violemment sous les lourds marteaux qui broyaient la mine et sous les roues que le courant faisait mouvoir. Un jour, un enfant un peu plus jeune que moi me dit: "Ce que tu fais n'est pas difficile. – Essaye donc," répondis-je. Il saute, fait quelques pas, glisse et disparaît dans les flots. Je n'eus pas le temps de la réflexion: je me précipite, je me cramponne aux rochers, et l'enfant, entraîné par le courant, vient s'arrêter contre l'obstacle que je lui présente. Nous étions à deux pas des roues, et, les forces me manquant, nous allions périr, lorsqu'on vint à notre secours. Je fondis en larmes quand le danger fut passé. Mon père, ma mère accoururent et m'embrassèrent; mon coeur palpita de joie en recevant leurs caresses. Le lendemain, en étudiant, je croyais lire des choses nouvelles; je comprenais ce que jusque-là je n'avais fait qu'apprendre; j'avais acquis la faculté d'admirer; j'étais ému de ce qui était bien, enflammé de ce qui était grand. L'esprit de mon père me frappait comme si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'était déchiré dans les profondeurs de mon âme. Mon coeur battait dans les bras de ma mère, et je comprenais son regard. Ainsi un jeune arbre, après avoir langui longtemps, prend tout à coup l'essor; il pousse des branches vigoureuses, et on s'étonne de la beauté de son feuillage: c'est que sa racine a enfin rencontré le filon de terre qui convient à sa substance; j'avais rencontré aussi le terrain qui m'était propre, j'avais dévoué ma vie pour un autre!

      De ce moment je sortis de l'enfance. Mon père, encouragé par le succès, m'ouvrit les voies nouvelles qu'on ne parcourt qu'avec l'imagination. En me faisant appliquer les sentiments aux faits, il forma à la fois mon coeur et mon jugement. "Savoir et sentir, disait-il souvent, voilà toute l'éducation."

      Les lois furent ma principale étude; mais, par la manière dont cette étude était conduite, elle embrassait toutes les autres. Les lois furent faites en effet pour les hommes et pour les moeurs de tous les temps; elles suivirent les besoins. Compagnes de l'histoire, elles sont le mot de toutes les difficultés, le flambeau de

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