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bords très larges, et s'arrêta quelques secondes sur le seuil de sa demeure. Devant lui s'étendait un vaste gazon où éclataient trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles de fleurs épanouies, l'une en face de la maison et les autres sur les côtés. Plus loin, se dressaient jusqu'au ciel les premiers arbres de la futaie, tandis qu'à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang, on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un plumeau frémissant de branches minces.

      A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé d'éleveurs de bœufs.

      Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant à gauche, gagna le bord de l'eau qu'il suivit à pas lents, les mains derrière le dos. Il allait, le front penché; et de temps en temps il regardait autour de lui s'il n'apercevait point les personnes qu'il avait envoyé quérir.

      Lorsqu'il fut arrivé sous les arbres, il s'arrêta, se découvrit et s'essuya le front comme avait fait Médéric; car l'ardent soleil de juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit en route, s'arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant, il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds et l'étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d'eau lui coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur son cou puissant et rouge, et entraient, l'une après l'autre, sous le col blanc de sa chemise.

      Comme personne n'apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis il appela: «Ohé! ohé!»

      Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!»

      Et le médecin apparut sous les arbres. C'était un petit homme maigre, ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s'aidait d'une canne pour marcher.

      Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui, prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu'ils semblaient accomplir avec eux plus de besogne qu'avec leurs jambes.

      Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s'agit?»

      – Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.

      – C'est bien. Allons.

      Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient, là-bas, devant eux.

      Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!»

      Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S'ils n'avaient point su ce que c'était, ils ne l'auraient pas deviné. Cela semblait luisant et si blanc qu'on l'eût pris pour un linge tombé; car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair pâle d'une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils distinguaient peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers l'eau et les deux bras écartés comme par un crucifiement.

      – J'ai rudement chaud, dit le maire.

      Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir qu'il replaça encore sur son front.

      Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu'il fut auprès du cadavre, il se pencha pour l'examiner, sans y toucher. Il avait mis un pince-nez comme lorsqu'on regarde un objet curieux, et tournait autour tout doucement.

      Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater tout à l'heure. Cette fillette est d'ailleurs presque une femme, voyez sa gorge.»

      Les deux seins, assez forts déjà, s'affaissaient sur la poitrine, amollis par la mort.

      Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il reprit: «Parbleu, on l'a étranglée une fois l'affaire faite.»

      Il palpait le cou: «Étranglée avec les mains, sans laisser d'ailleurs aucune trace particulière, ni marque d'ongle ni empreinte de doigt. Très bien. C'est la petite Roque, en effet.»

      Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n'ai rien à faire; elle est morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.»

      Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d'un œil fixe le petit corps étalé sur l'herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il faudrait retrouver les vêtements.»

      Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l'eau.»

      Le maire ordonna: «Toi, Principe (c'était le secrétaire de la mairie), tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime (c'était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me ramener le juge d'instruction avec la gendarmerie. Il faut qu'ils soient ici dans une heure. Tu entends.»

      Les deux hommes s'éloignèrent vivement; et Renardet dit au docteur: «Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci?»

      Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le monde en particulier et personne en général. N'importe, ça doit être quelque rôdeur, quelque ouvrier sans travail. Depuis que nous sommes en République, on ne rencontre que ça sur les routes.»

      Tous deux étaient bonapartistes.

      Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu'un étranger, un passant, un vagabond sans feu ni lieu…»

      Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme. N'ayant ni bon souper ni bon gîte, il s'est procuré le reste. On ne sait pas ce qu'il y a d'hommes sur la terre capables d'un forfait à un moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?»

      Et du bout de sa canne, il touchait l'un après l'autre les doigts roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d'un piano.

      – Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir, l'enfant n'étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l'avons appelée jusqu'à minuit sur les routes; mais nous n'avons point pensé à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches vraiment utiles.

      – Voulez-vous un cigare? dit le médecin.

      – Merci, je n'ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir ça.

      Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps d'adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à ventre bleu qui se promenait le long d'une cuisse, s'arrêta sur les taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour explorer l'autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les deux hommes regardaient ce point noir errant.

      Le médecin dit: «Comme c'est joli, une mouche sur la peau. Les dames du dernier siècle avaient bien raison de s'en coller sur la figure. Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?»

      Le maire semblait ne point l'entendre, perdu dans ses réflexions.

      Mais, tout d'un coup, il se retourna, car un bruit l'avait surpris; une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres. C'était la mère, la Roque. Dès qu'elle aperçut Renardet, elle se mit à hurler: «Ma p'tite, ous qu'est ma p'tite?» tellement affolée qu'elle ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s'arrêta net, joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur aiguë et déchirante, une clameur de bête mutilée.

      Puis elle s'élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme si elle l'eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d'une secousse, puis s'abattit le visage contre terre, en jetant dans l'épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.

      Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de convulsions,

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