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me mena à un wagon magnifique plus grand et plus haut que tous les autres, portant, au centre, en relief, les armes des Chalusse.

      – Voici votre voiture, chère Marguerite, me dit-il.

      J’y entrai. La vapeur siffla; le train était parti…

      Mlle Marguerite succombait de lassitude, la sueur perlait à ses tempes, sa poitrine haletait, sa voix commençait à se trahir…

      Le juge de paix s’effraya presque.

      – De grâce, mademoiselle, interrompit-il, reposez-vous, rien ne nous presse.

      Mais elle, secouant la tête:

      – Mieux vaut finir, fit-elle, après je n’aurais plus la courage de reprendre.

      Et elle continua:

      – Un tel voyage, pour moi qui n’étais jamais allée plus loin que Versailles, eût dû être un long enchantement…

      Notre wagon, le wagon de M. de Chalusse, était une de ces dispendieuses fantaisies que peu de millionnaires se permettent… Il se composait d’un salon, qui était un chef-d’œuvre de goût et de luxe, et de deux compartiments, un à chaque bout, formant deux chambres avec leurs lits de repos…

      Et tout cela, le comte ne se lassait pas de me le répéter, était à moi, à moi seule…

      C’est appuyée sur des coussins de velours que je regardais par la portière surgir et s’évanouir aussitôt les paysages… Penché près de moi, M. de Chalusse me nommait toutes les villes et les moindres villages que nous traversions: Brunoy, Melun, Fontainebleau, Villeneuve, Sens, Laroche…

      Et à toutes les stations, dès qu’il y avait cinq minutes d’arrêt, les domestiques qui voyageaient dans la berline accouraient nous demander nos ordres…

      A Lyon, au milieu de la nuit, un souper nous attendait, qu’on servit dès que nous descendîmes de wagon… puis on nous avertit de remonter, et le train repartit…

      Quels émerveillements pour une pauvre petite ouvrière de quinze ans, qui, la veille encore, bornait ses plus hautes ambitions à un gain de cinq francs par jour!.. Quel foudroyant changement!.. Le comte m’avait fait me retirer dans une des chambres du wagon, et là, le sommeil me gagnant, je finissais par perdre l’exacte notion de moi, ne sachant plus distinguer la réalité du rêve.

      Cependant, une inquiétude m’obsédait, dominant l’étourdissement: l’incertitude de ce qui m’attendait au bout de cette longue route.

      M. de Chalusse restait bon et affectueux avec moi; mais il avait repris son flegme habituel, et mon bon sens me disait qu’à le questionner je perdrais mes peines.

      Enfin, le lendemain, après trente heures de chemin de fer, nous remontâmes dans la berline attelée de chevaux de poste, et peu après M. de Chalusse me dit:

      – Voici Cannes… Nous sommes arrivés.

      Dans cette ville, une des plus charmantes qui se mirent aux flots bleus de la Méditerranée, le comte possédait un véritable palais, au milieu d’un bois d’orangers, à deux pas de la mer, en face de ces deux corbeilles de myrtes et de lauriers roses, qu’on appelle les îles Sainte-Marguerite.

      Il se proposait d’y passer quelques mois, le temps qu’il faudrait à mon apprentissage du luxe.

      C’est que, dans ma situation nouvelle, j’étais incroyablement gauche et sauvage, d’une timidité extraordinaire, que redoublait mon orgueil, et si dépaysée que j’en étais à ne plus savoir, pour ainsi dire, me servir de mes mains, ni marcher, ni me tenir. Tout m’embarrassait et m’effarouchait. Et, pour comble, j’avais conscience de mon étrangeté, je voyais mes maladresses et que je manquais à tous les usages, je comprenais que je ne parlais même pas la langue des gens qui m’entouraient.

      Et cependant, le souvenir de cette petite ville de Cannes me sera toujours cher.

      C’est là que j’ai entrevu pour la première fois celui qui maintenant est mon unique ami en ce monde. Il ne m’avait pas adressé la parole, mais à la commotion que je ressentis là, dans la poitrine, quand nos yeux se rencontrèrent, je compris qu’il aurait sur ma vie une influence décisive.

      L’événement m’a prouvé que je ne m’étais pas trompée.

      Dans le moment, cependant, je ne sus rien de lui. Pour rien au monde je n’eusse questionné. Et c’est par hasard que j’appris qu’il habitait Paris, qu’il était avocat, qu’il se nommait Pascal, et qu’il était venu dans le Midi pour accompagner un de ses amis malade…

      D’un seul mot, à cette époque, le comte de Chalusse pouvait assurer le bonheur de ma vie et de la sienne… ce mot, il ne le prononça pas.

      Il fut pour moi le meilleur et le plus indulgent des pères, et souvent j’ai été touchée jusqu’aux larmes de son ingénieuse tendresse.

      Mais s’il était à genoux devant le moindre de mes désirs, il ne m’accordait pas sa confiance.

      Il y avait entre nous un secret qui était comme un mur de glace.

      Je m’accoutumais cependant à ma nouvelle vie, et mon esprit reprenait son équilibre, quand un soir, le comte rentra plus bouleversé, s’il est possible, que le jour de ma sortie de l’hospice.

      Il appela son valet de chambre, et d’un ton qui n’admettait pas de réplique:

      – Je veux partir, dit-il, je veux être parti avant une heure, procurez-vous des chevaux de poste à l’instant.

      Et comme mes yeux, à défaut de ma bouche, interrogeaient:

      – Il le faut, ajouta-t-il, hésiter serait folie, chaque minute ajoute pour ainsi dire au péril qui nous menace.

      J’étais bien jeune, monsieur, inexpérimentée, toute ignorante de la vie; mais la souffrance, l’isolement, la certitude de n’avoir à compter que sur moi avaient donné à mon intelligence cette maturité précoce qui est le lot des enfants des pauvres.

      Prévenue, aussitôt admise près de M. de Chalusse, qu’il me faisait mystère d’une certaine chose, je m’étais mise à l’étudier avec cette patiente sagacité de l’enfant, redoutable parce qu’on ne la soupçonne pas, et j’en étais arrivée à cette conviction qu’une perpétuelle terreur troublait sa vie.

      Était-ce donc pour lui qu’il tremblait, ce grand seigneur que son titre, ses relations et sa fortune faisaient si puissant? Évidemment non. C’était donc pour moi? Sans doute! Mais pourquoi?..

      Bientôt il me fut prouvé qu’il me cachait, ou que du moins il empêchait par tous les moyens en son pouvoir, que ma présence près de lui ne fût connue hors d’un cercle très-restreint.

      Notre brusque départ de Cannes devait justifier toutes mes conjectures.

      Ce fut à proprement parler une fuite.

      Nous nous mîmes en route à onze heures du soir, par une pluie battante, avec les premiers chevaux qu’on pût se procurer.

      Le seul valet de chambre de M. de Chalusse nous accompagnait; non Casimir, celui qui m’accusait, il n’y a qu’un instant, mais un autre, un vieux et digne serviteur, mort depuis, malheureusement, et qui avait toute la confiance de son maître.

      Les autres domestiques, congédiés avec une gratification princière, devaient se disperser le lendemain.

      Nous ne revenions pas sur Paris; nous nous dirigions vers la frontière italienne.

      Il faisait encore nuit noire quand nous arrivâmes à Nice, devenue depuis peu une ville française. Notre voiture s’arrêta sur le port, le postillon détela ses chevaux, et nous restâmes là…

      Le valet de chambre s’était éloigné en courant. Il ne reparut que deux heures plus tard, annonçant qu’il avait eu bien de la peine à se procurer ce que souhaitait M. le comte, mais qu’enfin, en prodiguant l’argent il avait levé toutes les difficultés.

      Ce que voulait M. de Chalusse, c’était un navire prêt

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