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de grosses pieces blanches, il tira de sa poche une poignée de deniers; il en arrosa sa tasse pour luy faire dépit, et couvrit toutes les pieces qu'elle estalloit en parade. La questeuse en rougit de honte, et du doigt écarta le plus qu'elle pût cette menue monnoye, qui, malgré toute son adresse, ne parût encore que trop. Ce fut alors que Nicodème (ainsi s'appeloit le nouveau blessé), lui presentant une pistolle, feignit de luy en demander la monnoye; mais il ne fit que retirer de la tasse les deniers, et il luy donna le reste en pur don.

      Cette nouvelle sorte de galenterie fut remarquée par Javotte, qui en son ame en eust de la joye, et qui crût en effet luy en avoir de l'obligation. Ce qui fit qu'au sortir de l'église, elle souffrit qu'il l'abordast avec un compliment qu'il avoit medité pendant tout le temps qu'il l'avoit attendue. Cette occasion luy fut fort favorable, car Javotte ne sortoit jamais sans sa mere, qui la faisoit vivre avec une si grande retenue qu'elle ne la laissoit jamais parler à aucun homme, ny en public, ny à la maison. Sans cela cet abord n'eut pas esté fort difficile pour luy, car, comme Javotte estoit fille d'un procureur et Nicodeme estoit advocat, ils estoient de ces conditions qui ont ensemble une grande affinité et sympathie, de sorte qu'elles souffrent une aussi prompte connoissance que celle d'une suivante avec un valet de chambre.

      Dès que l'office fut dit et qu'il la pût joindre, il luy dit, comme une tres-fine galanterie: Mademoiselle, à ce que je puis juger, vous n'avez pu manquer de faire une heureuse queste, avec tant de mérite et tant de beauté. Hélas, Monsieur (repartit Javotte avec une grande ingenuité), vous m'excuserez; je viens de la compter avec le pere sacristain: je n'ay fait que soixante et quatre livres cinq sous; mademoiselle Henriette fit bien dernièrement quatre-vingts dix livres; il est vray qu'elle questa tout le long des prieres de quarante heures, et que c'estoit en un lieu où il y avoit un Paradis le plus beau qui se puisse jamais voir. Quand je parle du bon-heur de vostre queste (dit Nicodeme), je ne parle pas seulement des charitez que vous avez recueillies pour les pauvres ou pour l'église; j'entens aussi parler du profit que vous avés fait pour vous. Ha! Monsieur (reprit Javotte), je vous asseure que je n'y en ay point fait; il n'y avoit pas un denier davantage que ce que je vous ay dit; et puis croyez-vous que je voulusse ferrer la mule en cette occasion? Ce seroit un gros peché d'y penser. Je n'entends pas (dit Nicodeme) parler ny d'or ny d'argent, mais je veux dire seulement qu'il n'y a personne qui, en vous donnant l'aumosne, ne vous ait en mesme temps donné son cœur. Je ne sçay (repartit Javotte) ce que vous voulez dire de cœurs; je n'en ay trouvé pas un seul dans ma tasse. J'entends (ajousta Nicodeme) qu'il n'y a personne à qui vous vous soyez arrestée qui, ayant veu tant de beauté, n'ait fait vœu de vous aimer et de vous servir, et qui ne vous ait donné son cœur. En mon particulier, il m'a esté impossible de vous refuser le mien. Javotte luy repartit naïvement: Et bien, Monsieur, si vous me l'avez donné, je vous ay en mesme temps répondu: Dieu vous le rende. Quoy! (reprit Nicodeme un peu en colère) agissant si serieusement, faut-il se railler de moy? et faut-il ainsi traitter le plus passionné de tous vos amoureux? A ce mot, Javotte répondit en rougissant: Monsieur, prenez garde comme vous parlez; je suis honneste fille: je n'ai point d'amoureux; maman m'a bien deffendu d'en avoir. Je n'ay rien dit qui vous puisse choquer (repartit Nicodeme), et la passion que j'ay pour vous est toute honneste et toute pure, n'ayant pour but qu'une recherche legitime. C'est donc, Monsieur (repliqua Javotte), que vous me voulez épouser? Il faut pour cela vous adresser à mon papa et à maman: car aussi bien je ne sçais pas ce qu'ils me veulent donner en mariage. Nous n'en sommes pas encore à ces conditions (reprit Nicodeme); il faut que je sois auparavant asseuré de vostre estime, et que je sçache si vous agréerez que j'aye l'honneur de vous servir. Monsieur (dit Javotte), je me sers bien moy-mesme, et je sçais faire tout ce qu'il me faut.

      Cette réponse bourgeoise defferra fort ce galand, qui vouloit faire l'amour en stile poly. Asseurément il alloit débiter la fleurette avec profusion, s'il eust trouvé une personne qui luy eust voulu tenir teste. Il fut bien surpris de ce que, dès les premieres offres de service, on l'avoit fait expliquer en faveur d'une recherche legitime. Mais il avoit tort de s'en estonner, car c'est le deffaut ordinaire des filles de cette condition, qui veulent qu'un homme soit amoureux d'elles si-tost qu'il leur a dit une petite douceur, et que, si-tost qu'il en est amoureux, il aille chez des notaires ou devant un curé, pour rendre les témoignages de sa passion plus asseurez. Elles ne sçavent ce que c'est de lier de ces douces amitiez et intelligences qui font passer si agreablement une partie de la jeunesse, et qui peuvent subsister avec la vertu la plus severe. Elles ne se soucient point de connoistre pleinement les bonnes ou les mauvaises qualitez de ceux qui leur font des offres de service, ny de commencer par l'estime pour aller en suite à l'amitié ou à l'amour. La peur qu'elles ont de demeurer filles les fait aussi-tost aller au solide, et prendre aveuglément celuy qui a le premier conclu. C'est aussi la cause de cette grande différence qui est entre les gens de la cour et la bourgeoisie: car la noblesse faisant une profession ouverte de galanterie, et s'accoûtumant à voir les dames dès la plus tendre jeunesse, se forme certaine habitude de civilité et de politesse qui dure toute la vie. Au lieu que les gens du commun ne peuvent jamais attraper ce bel air, parce qu'ils n'étudient point cet art de plaire qui ne s'apprend qu'aupres des dames, et qu'apres estre touché de quelque belle passion. Ils ne font jamais l'amour qu'en passant et dans une posture forcée, n'ayant autre but que de se mettre vistement en ménage. Il ne faut pas s'étonner apres cela si le reste de leur vie ils ont une humeur rustique et bourrue qui est à charge à leur famille et odieuse à tous ceux qui les frequentent. Nôtre demy courtisan auroit bien voulu faire l'amour dans les formes; il n'auroit pas voulu oublier une des manieres qu'il avoit trouvées dans ses livres, car il avoit fait son cours exprés dans Cyrus et dans Clelie. Il auroit volontiers envoyé des poulets, donné des cadeaux et fait des vers, qui pis est; mais le moyen de jouer une belle partie de paume avec une personne qui met à tous les coups sous la corde?

      Il n'eust pas si-tost remené sa maistresse jusqu'à sa porte, qu'avec une profonde reverence elle le quitta, luy disant qu'il falloit qu'elle allast songer aux affaires du ménage, et qu'aussi bien sa maman lui crieroit si elle la voyoit causer avec des garçons. Il fut donc obligé de prendre congé d'elle, en resolution de la venir bien-tost revoir. Mais la difficulté estoit d'avoir entrée dans la maison, car personne n'y estoit reçeu s'il n'y avoit bien à faire, encore n'entroit-on que dans l'étude du procureur; car si quelqu'un fust venu pour rendre visite à Javotte, la mere seroit venue sur la porte luy demander: Qu'est-ce que vous avez à dire à ma fille? La necessité obligea donc Nicodeme de chercher à faire connoissance avec Vollichon18 (le pere de Javotte s'appelloit ainsi), ce qui ne fut pas difficile, car il le connoissoit desja de veue pour l'avoir rencontré au Chastelet, où il estoit procureur, et où Nicodeme alloit plaider quelquefois. Il feignit de luy consulter quelque difficulté de pratique, puis il lui dit qu'il le vouloit charger d'un exploit pour un de ses amis. En effet, il luy en porta un chez luy; mais cela ne fit que l'introduire dans l'étude comme les autres: car l'appartement des femmes fut pour luy fermé, comme si c'eust esté un petit serrail. Il s'avisa d'une ruse pour les voir: il feignit qu'il avoit une excellente garenne à la campagne, d'où on luy envoyoit souvent des lapins. Il dit à Vollichon qu'il luy en envoyeroit deux, et qu'il les iroit manger avec luy, dans la pensée qu'il verroit, pour le moins pendant le disner, sa femme et sa fille. Il en fit donc acheter deux à la Vallée de misere; mais ce fut de l'argent perdu, non pas à cause que c'estoient des lapins de clapié (car le procureur ne les trouva encore que trop bons), mais parce que cela ne lui donna point occasion de voir sa maistresse, qui, ce jour-là, ne disna point à la grande table, peut-estre à cause qu'elle n'estoit pas habillée, ou qu'elle faisoit quelque affaire du ménage. Il poussa donc plus loin ses inventions: il fit partie avec Vollichon pour aller jouer à la boule19, qui est le plus grand regale qu'on puisse faire à un procureur, et le plus puissant aimant pour l'attirer hors de son étude. Cela les rendit bientost bons amis, et ce qui y contribua beaucoup, c'est que Nicodeme se laissa d'abord gagner quelque argent; mais il n'oublioit point de jouer pour la derniere partie un chapon, qui se mangeoit aussi-tost chez le procureur.

      Ce fut au quatriéme ou cinquiéme chapon que Nicodeme eust le plaisir de voir sa maistresse à table avec luy; mais ce plaisir fut de peu de durée, car elle ne parut que long-temps apres que les autres furent assis, et elle se leva sitost qu'on apporta le dessert, apres avoir plié sa serviette et emporté son assiette elle-mesme.

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<p>18</p>

Ici Furetière n'a pas, en apparence au moins, autant de franchise que Despréaux. Dans sa 1re satire, celui-ci avoit dit:

Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom; J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

Or, c'est ce même Rolet que Furetière, moins hardi, va peindre ici sous le pseudonyme de Vollichon. Il étoit bien connu au Palais. On ne l'y appeloit que l'âme damnée, et, quand le président Lamoignon vouloit désigner un insigne fripon, il disoit: C'est un Rolet. Selon Brossette, dans sa note sur le vers 157 de la 15e satire de Régnier, c'est à lui surtout qu'il falloit appliquer ce vers:

Un avocat instruire en l'un ou l'autre cause.

Rolet ne faisoit pas autre chose; même il faisoit pis. En 1681, il fut convaincu d'avoir fait revivre une obligation de 500 livres, dont il avoit déjà reçu le paiement. Un arrêt le condamna à un bannissement de neuf années, et, entre autres amendes et dépens, à 4,000 fr. de réparation civile. La minute et la grosse de l'obligation incriminée furent lacérées par le greffier en présence de Rolet. La sentence est du 12 août 1681, c'est-à-dire long-temps après la publication du Roman bourgeois. Mais il y avoit longues années que Rolet se mettoit en mesure de la mériter, et qu'on l'en déclaroit digne au Palais et dans le monde. Toutefois, comme ses friponneries n'étoient pas chose jugée, on n'osoit pas, de peur d'un procès qu'il n'eût pas manqué de vous faire, dire hautement et sous son nom ce qu'étoit Rolet. Despréaux, je l'ai dit, l'osa seul; mais, comme s'il eût eu peur de sa hardiesse, il l'atténua fort et l'annula même dans la 2e édition de ses satires, en mettant en note, pour le nom de Rolet, que c'étoit un hôtelier du pays blaisois. C'étoit se repentir d'avoir eu du courage, et en réalité n'être pas plus franc que ne l'avoit été Furetière avec son pseudonyme de Vollichon. Le plus comique de l'affaire, c'est que, selon Brossette, il se trouva en effet dans le Blaisois «un hôtelier de même nom, qui fit faire à Boileau de grandes plaintes. A Rouen, dit encore Brossette, dans une 1re édition qui fut faite sans la participation de l'auteur, on avoit mis un autre nom que celui de Rolet», ce qui nous étonne beaucoup, d'autant plus qu'à cette époque, dans cette même ville de Rouen, on jouoit une comédie en un acte, en vers, le Moulin de Bouille (Rouen, J. – B. Besongne, pet. in-12), dans laquelle Rolet étoit franchement nommé et mis en scène. – Furetière, dans son libelle allégorique, les Couches de l'Académie, fit encore, preuve qu'il le connoissoit bien, allusion à Rolet, comme au plus grand chicaneur du Palais. Il dit que la déesse Justice avoit, dans une écurie qu'on nomme Chicane, six harpies qu'on atteloit à son char, et à l'une d'elles, la première, la plus fameuse, il donne le nom de Rolette. Le patibulaire procureur finit mieux qu'il ne méritoit. On le déchargea de la peine du bannissement, à laquelle l'avoit condamné l'arrêt de 1681; il obtint une place de garde au château de Vincennes, et il y mourut.

<p>19</p>

C'étoit le jeu à la mode de ce temps-là, et l'on sait par Louis Racine que Boileau y excelloit. Les procureurs surtout en faisoient leur amusement favori. Furetière en a fait le sujet d'une des satires qu'on a imprimées à la suite du Roman bourgeois, édit. de Nancy, 1713, in-12., p. 319-327. C'est au quai Saint-Bernard que Furetière place la fameuse partie de boules qui remplit sa satire; mais on sait par Regnard, dans sa comédie du Divorce (prologue), que les joueurs de la bazoche avoient encore d'autres lieux de réunion: «Jupiter. Je me suis amusé en venant à jouer à la boule, aux Petits Carreaux, contre quatre procureurs, qui ne m'ont laissé que trente sols. – Arlequin. Où diable vous êtes-vous fourré là? Ces messieurs savent aussi bien rouler le bois que ruiner une famille.»