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longue avenue boueuse, plantée de chaque côté d'arbustes rabougris. Ils traversèrent un vestibule, où sont établis le contrôle et le vestiaire. Et enfin, poussés par la foule, ils arrivèrent à la salle de bal.

      C'est quelque chose comme une vaste grange, fort étroite, très longue, avec un plafond excessivement bas, décoré de barbouillages surprenants. Au fond, se trouve une sorte d'estrade, élevée de trois marches, où boivent les gens sérieux.

      Le parquet, c'est-à-dire l'espace réservé aux danseurs, est protégé par une balustrade, et tout autour, des tables sont rangées, à travers lesquelles circulent péniblement les simples curieux.

      La fête atteignait son apogée, quand entrèrent les deux jeunes gens.

      Aux sons enragés des pistons et des trombones, deux cents danseurs, hommes et femmes, rouges, haletants, échevelés, se mêlaient, se démenaient et se disloquaient, en proie à une sorte d'épilepsie furieuse.

      Et assis à toutes les tables, pressés, entassés, trois cents consommateurs des deux sexes buvaient de la bière à pleines chopes, et tarissaient, d'une soif inextinguible, d'immenses saladiers de vin.

      La chaleur était intolérable, le gaz brûlait les yeux, mille senteurs âcres et nauséabondes saisissaient à la gorge. Et du parquet, incessamment battu en mesure, montaient des flots de poussière qui se résolvaient en pluie, après avoir plané comme un nuage au-dessus de la cohue.

      En dépit de l'affiche qui promettait un bal paré et masqué, on n'apercevait que de rares costumes, dans la mêlée des paletots douteux. Et quels costumes! Des oripeaux sans nom, des haillons immondes, passés, tachés, souillés, qui, depuis des années, de carnaval en carnaval, traînaient sur l'échine des ivrognes, et s'éraillaient aux tables boiteuses des cabarets de barrière…

      Non sans peine, le docteur et Raymond trouvèrent, sur l'estrade, à un endroit d'où ils dominaient tout le bal, une table libre et bien en vue.

      Et ils étaient à peine assis qu'un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir à ces messieurs.

      – Donnez-nous de la bière, commanda le docteur.

      Grâce à sa robuste carrure, au ton surtout dont il criait: «Gare aux taches!» ce garçon glissait comme une anguille à travers cette cohue.

      Il ne tarda pas à reparaître, portant une bouteille et deux verres; mais avant de verser:

      – C'est vingt sous, dit-il, et d'avance.

      Le docteur Legris paya sans sourciller.

      C'est sans arrière-pensée qu'il s'était mis à la disposition de Raymond.

      Son concours accepté, il s'était promis de brider sa curiosité, si ardente qu'elle pût être, se jurant bien de ne rien tenter, de ne pas adresser une question pour forcer ou surprendre les confidences de celui qui s'en remettait à sa bonne foi.

      Raymond Delorge, lui, devait être à mille lieues de la situation présente. Accoudé sur la table vineuse, le front dans la main, l'œil fixe, le visage contracté, il demeurait abîmé dans les plus noires pensées. Avait-il conscience de l'endroit où il se trouvait? Assurément non. Il ne s'apercevait pas que les polkas succédaient aux quadrilles, les valses aux mazurkas; et que le temps passait.

      Le docteur s'en apercevait, lui: à tout instant il tirait sa montre, jusqu'à ce qu'enfin, impatienté, il secoua son compagnon en lui disant:

      – Savez-vous que la nuit avance et que notre homme ne paraît guère?.. Si votre lettre allait n'être qu'une stupide mystification!..

      Raymond tressaillit, comme le rêveur qu'on arrache à ses rêves:

      – Impossible! répondit-il.

      – Pourquoi? Serait-ce parce que cette lettre vous parle d'elle, c'est-à-dire d'une femme que vous aimez?..

      Une larme brilla dans les yeux de ce singulier garçon, larme de douleur ou de colère:

      – Non, prononça-t-il, ma certitude a une autre cause. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, la phrase de reconnaissance que doit prononcer celui qui viendra nous chercher ici? Eh bien! c'est dans le jardin de l'Élysée que mon père, le général Delorge, a été tué, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1851…

      L'accent de Raymond, le feu sombre de son regard, éveillaient dans l'esprit du docteur un monde de conjectures. Mais il les écarta.

      Il venait de remarquer un des rares «déguisés» du bal qui, depuis un moment, les épiait.

      C'était un petit homme taillé en force, d'une physionomie plutôt vulgaire que méchante. Il portait un costume d'ordre composite: un large pantalon de velours éraillé, à bandes de satin jadis blanc, et une veste espagnole dont la moitié des boutons manquait. Sur la tête il avait une toque rouge, ornée d'un grand plumet.

      – Serait-ce donc celui que nous attendons? pensait M. Legris.

      C'était lui.

      Il s'approcha de Raymond, lui frappa familièrement sur l'épaule, et d'une voix dont l'alcool avait depuis longtemps détrempé les cordes:

      – Je viens du jardin de l'Élysée, prononça-t-il.

      Comme s'il eût été mû par un ressort, Raymond se dressa tout d'une pièce et dit:

      – Je suis prêt à vous suivre.

      – En ce cas, arrivez vite, car nous sommes en retard.

      Ce n'était pas sans une intime et bien naturelle satisfaction que le docteur Legris avait pris la mesure de cet inconnu, à qui Raymond et lui allaient s'abandonner.

      – Ou je n'ai jamais su ce qu'est une physionomie, pensait-il, ou ce gros gaillard est absolument incapable d'un crime.

      Cependant le docteur songeait aussi:

      – Ah çà! est-ce dans ce costume qu'il va nous conduire Dieu sait où?..

      Pas tout à fait.

      Arrivé au vestiaire, l'inconnu y prit un large mac-farlane qu'il jeta sur ses épaules et échangea contre un chapeau de feutre mou sa toque à plumet. Puis, d'un air content de soi:

      – Hein! fit-il, je ne suis pas long à changer de pelure, moi, et si vous avez de bonnes jambes…

      Mais il s'interrompit, tout interloqué, en reconnaissant que Raymond n'était pas seul.

      – Oh! oh! oh! gronda-t-il sur trois tons différents, et d'une voix toujours plus éraillée que le velours de son pantalon… On ne m'avait annoncé qu'une pratique.

      Le docteur s'avançait pour intervenir; Raymond le prévint.

      – C'est possible, répondit-il, mais si monsieur ne peut m'accompagner, je renonce à vous suivre.

      L'homme, évidemment perplexe, se grattait le nez avec une sorte de rage. Ce devait être un moyen à lui de provoquer l'éclosion des idées. Et il lui réussit, car soudain:

      – Bête que je suis! s'écria-t-il, je vais régler cela en un tour de main. Ne bougez pas, je reviens.

      Et il se rejeta dans la mêlée du bal.

      – Ah! c'est nous qui sommes des niais! fit presque aussitôt M. Legris. Cet homme rentre chercher des instructions; donc celui qui l'emploie et le paye, l'auteur de la lettre anonyme, est dans la salle. J'aurais dû me lancer sur ses talons, et si je savais qu'il fût encore temps…

      Non… l'homme reparaissait.

      – Tout est arrangé, dit-il gaîment, arrivez tous deux; ce sera le même prix…

      L'instant d'après ils étaient dehors.

      Il était bien près d'une heure, à ce moment. L'économe administration de la Reine-Blanche avait éteint son illumination extérieure. Le pâtissier avait mis les volets de son échoppe. Tout était fermé aux environs. Il ne passait plus un chat sur le boulevard Clichy, et c'est à peine si de loin en loin on apercevait un sergent de ville s'abritant sous quelque porte cochère.

      Le

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