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encore la douleur de sa perte, c'est que son fils Bocchoris n'avait ni humanité pour les étrangers, ni curiosité pour les sciences, ni estime pour les hommes vertueux, ni amour de la gloire. La grandeur de son père avait contribué à le rendre si indigne de régner. Il avait été nourri dans la mollesse et dans une fierté brutale; il comptait pour rien les hommes, croyant qu'ils n'étaient faits que pour lui, et qu'il était d'une autre nature qu'eux: il ne songeait qu'à contenter ses passions, qu'à dissiper les trésors immenses que son père avait ménagés avec tant de soin, qu'à tourmenter les peuples, et qu'à sucer le sang des malheureux; enfin, qu'à suivre les conseils flatteurs des jeunes insensés qui l'environnaient, pendant qu'il écartait arec mépris tous les sages vieillards qui avaient eu la confiance de, son père. C'était un monstre, et non pas un roi. Toute l'Égypte gémissait; et quoique le nom de Sésostris, si cher aux Égyptiens, leur fît supporter la conduite lâche et cruelle de son fils, le fils courait à sa perte: et un prince si indigne du trône ne pouvait longtemps régner.

      Il ne me fut plus permis d'espérer mon retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour sur le bord de la mer, auprès de Péluse17, où notre embarquement devait se faire, si Sésostris ne fût pas mort. Méthophis avait eu l'adresse de sortir de prison, et de se rétablir auprès du nouveau roi: il m'avait fait renfermer dans cette tour, pour se venger de la disgrâce que je lui avais causée. Je passais les jours et les nuits dans une profonde tristesse: tout ce que Termosiris m'avait prédit, et tout ce que j'avais entendu dans la caverne, ne me paraissait plus qu'un songe; j'étais abîmé dans la plus amère douleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour où j'étais prisonnier; souvent je m'occupais à considérer des vaisseaux agités par la tempête, qui étaient en danger de se briser contre les rochers sur lesquels la tour était bâtie. Loin de plaindre ces hommes menacés du naufrage, j'enviais leur sort. Bientôt, disais-je en moi-même, ils finiront les malheurs de leur vie, ou ils arriveront en leur pays. Hélas! je ne puis espérer ni l'un ni l'autre.

      Pendant que je me consumais ainsi en regrets inutiles, j'aperçus comme une forêt de mâts de vaisseaux. La mer était couverte de voiles que les vents enflaient; l'onde était écumante sous les coups des rames innombrables. J'entendais de toutes parts des cris confus; j'apercevais sur le rivage une partie des Égyptiens effrayés qui couraient aux armes, et d'autres qui semblaient aller au-devant de cette flotte qu'on voyait arriver. Bientôt je reconnus que Ces vaisseaux étrangers étaient, les uns, de Phénicie, et les autres, de l'île de Chypre; car mes malheurs commençaient à me rendre expérimenté sur ce qui regarde la navigation. Les Égyptiens me parurent divisés autre eux; je n'eus aucune peine à croire que l'insensé Bocchoris avait, par ses violences, causé une révolte de ses sujets et allumé la guerre civile. Je fus, du haut, de cette tour, spectateur d'un sanglant combat. Les Égyptiens qui avaient appelé à leur secours les étrangers, après avoir favorisé leur descente, attaquèrent les autres Égyptiens, qui avaient le roi à leur tête. Je voyais ce roi qui animait les siens par son exemple; il paraissait comme le dieu Mars*: des ruisseaux de sang coulaient autour de lui; les roues de son char étaient teintes d'un sang noir, épais et écumant: à peine pouvaient-elles passer sur des las de corps morts écrasés. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d'une mine haute et fière, avait dans ses yeux la fureur et le désespoir: il était comme un beau cheval qui n'a point de bouche; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne modérait point sa valeur. Il ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçaient, ni ménager les gens dont il avait le plus grand besoin. Ce n'était pas qu'il manquât de génie; ses lumières égalaient son courage: mais il n'avait jamais été instruit par la mauvaise fortune; ses maîtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bonheur; il croyait que tout devait céder à ses désirs fougueux: la moindre résistance enflammait sa colère. Alors il ne raisonnait plus; il était comme hors de lui-même: son orgueil furieux en faisait une bête farouche; sa bonté naturelle et sa droite raison l'abandonnaient en un instant: ses plus fidèles serviteurs étaient réduits à s'enfuir; il n'aimait plus que ceux qui flattaient ses passions. Ainsi, il prenait toujours des partis extrêmes contre ses véritables intérêts, et il forçait tous les gens de bien à détester sa folle conduite.

      Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr: le dard d'un Phénicien perça sa poitrine. Les rênes lui échappèrent des mains; il tomba de son char sous les pieds des chevaux. Un soldat de l'île de Chypre lui coupa la tête; et, la prenant par les cheveux, il la montra, comme en triomphe, à toute l'armée victorieuse.

      Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tête qui nageait dans le sang; ces yeux fermés et éteints; ce visage pâle et défiguré; cette bouche entr'ouverte, qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées; cet air superbe et menaçant, que la mort même n'avait pu effacer. Toute ma vie il sera peint devant mes yeux; et, si jamais les dieux me faisaient régner, je n'oublierais point, après un si funeste exemple, qu'un roi n'est digne de commander, et n'est heureux dans sa puissance, qu'autant qu'il la soumet à la raison. Eh! quel malheur, pour un homme destiné à faire le bonheur public, de n'être le maître de tant d'hommes que pour les rendre malheureux!

      LIVRE TROISIÈME

SOMMAIRE

      Télémaque raconte que Termutis, successeur de Boechoris, rendant tous les prisonniers phéniciens, il fut emmené à Tyr sur le vaisseau de Narbai, qui commandait la flotte tyrienne. – Pendant le trajet, Narbal entretient Télémaque de la puissance, de la prospérité des Phéniciens; des lois qui président à leur commerce; il lui dépeint Pygmalion, prince avare et cruel. – Après quelque séjour à Tyr, Télémaque est sur le point de s'embarquer pour l'île de Chypre; Pygmalion veut le faire prendre; mais Astarbé, la maîtresse du tyran, le sauve et fait mourir pour lui un jeune homme dont les mépris l'avaient irritée.

      Calypso écoutait avec étonnement des paroles si sages. Ce qui la charmait le plus était de voir que Télémaque racontait ingénument les fautes qu'il avait faites par précipitation, et en manquant de docilité pour le sage Mentor: elle trouvait une noblesse et une grandeur étonnante dans ce jeune homme qui s'accusait lui-même, et qui paraissait avoir si bien profité de ses imprudences pour se rendre sage, prévoyant et modéré. Continuez, disait-elle, mon cher Télémaque; il me tarde de savoir comment vous sortîtes de l'Égypte, et où vous avez retrouvé le sage Mentor, dont vous aviez senti la perte avec tant de raison.

      Télémaque reprit ainsi son discours: Les Égyptiens les plus vertueux et les plus fidèles au roi, étant les plus faibles, et voyant le roi mort, furent contraints de céder aux autres: on établit un autre roi nommé Termutis. Les Phéniciens, avec les troupes de l'île de Chypre, se retirèrent après avoir fait alliance avec le nouveau roi. Celui-ci rendit tous les prisonniers phéniciens; je fus compté comme étant de ce nombre. On me fit sortir de la tour; je m'embarquai avec les autres, et l'espérance commença à reluire au fond de mon cœur. Un vent favorable remplissait déjà nos voiles*, les rameurs fendaient les ondes écumantes, la vaste mer était couverte de navires; les mariniers poussaient des cris de joie; les rivages d'Égypte s'enfuyaient loin de nous; les collines et les montagnes s'aplanissaient peu à peu. Nous commencions à ne voir plus que le ciel et l'eau*, pendant que le soleil, qui se levait, semblait faire sortir du sein de la mer ses feux étincelants: ses rayons doraient le sommet des montagnes* que nous découvrions encore un peu sur l'horizon; et tout le ciel, peint d'un sombre azur, nous promettait une heureuse navigation.

      Quoiqu'on m'eût renvoyé comme étant Phénicien, aucun des Phéniciens avec qui j'étais ne me connaissait. Narbal, qui commandait dans le vaisseau où l'on me mit, me demanda mon nom et ma patrie. De quelle ville de Phénicie êtes-vous? me dit-il. Je ne suis point de Phénicie, lui dis-je; mais les Égyptiens m'avaient pris sur la mer dans un vaisseau de Phénicie: j'ai demeuré longtemps captif en Égypte comme un Phénicien; c'est sous ce nom que j'ai longtemps souffert; c'est sous ce nom qu'on m'a délivré. De quel pays êtes-vous donc? reprit Narbal. Alors je lui parlai ainsi: Je suis Télémaque, fils d'Ulysse, roi d'Ithaque en Grèce. Mon père s'est rendu fameux entre tous les rois qui ont assiégé la ville de Troie: mais les dieux ne lui ont pas accordé de revoir sa patrie.

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<p>17</p>

Page 26. – 1. Péluse, aujourd'hui Tinéh, ville de l'Égypte inférieure, sur la bouche orientale du Nil, dite Bras pélusiague. Il ne reste de Péluse que des ruines.