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en soupirant: Que les dieux me fassent périr plutôt que de souffrir que la mollesse et la volupté s'emparent de mon cœur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lâche et efféminée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, après notre naufrage, cette déesse ou cette mortelle qui nous comble de biens?

      Craignez, repartit Mentor, qu'elle ne vous accable de maux; craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui ont brisé votre navire: le naufrage et la mort sont moins funestes que les plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesse est présomptueuse, elle se promet tout d'elle-même: quoique fragile, elle croit pouvoir tout, et n'avoir jamais rien à craindre; elle se confie légèrement et sans précaution. Gardez-vous d'écouter les paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se glisseront comme un serpent sous les fleurs; craignez le poison caché; défiez-vous de vous-même, et attendez toujours mes conseils.

      Ensuite ils retournèrent auprès de Calypso, qui les attendait. Les nymphes, avec leurs cheveux tressés et des habits blancs, servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goût et pour la propreté. On n'y voyait aucune autre viande que celle des oiseaux qu'elles avaient pris dans des filets, ou des bêtes qu'elles avaient percées de leurs flèches à la chasse: un vin plus doux que le nectar coulait des grands vases d'argent dans des tasses d'or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l'automne répand sur la terre. En même temps, quatre jeunes nymphes se mirent à chanter. D'abord elles chantèrent le combat des dieux contre les géants, puis les amours de Jupiter et de Sémélé, la naissance de Bacchus et son éducation conduite par le vieux Silène, la course d'Atalante et d'Hippomène, qui fut vainqueur par le moyen des pommes d'or venues du jardin des Hespérides; enfin la guerre de Troie fut aussi chantée; les combats d'Ulysse et sa sagesse furent élevés jusqu'aux cieux. La première des nymphes, qui s'appelait Leucothoé, joignit les accords de sa lyre aux douces voix de toutes les autres. Quand Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulèrent de ses joues donnèrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso aperçut qu'il ne pouvait manger, et qu'il était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l'instant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes, et la descente d'Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice.

      Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque, et lui parla ainsi: Vous voyez, fils du grand Ulysse, avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle: nul mortel ne peut entrer dans cette île sans être puni de sa témérité; et votre naufrage même ne vous garantirait pas de mon indignation, si d'ailleurs je ne vous aimais» Votre père a eu le même bonheur que vous; mais, hélas! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardé longtemps dans cette île: il n'a tenu qu'à lui d'y vivre avec moi dans un état immortel; mais l'aveugle passion de retourner dans sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour Ithaque6, qu'il n'a pu revoir. Il voulut me quitter: il partit; et je fus vengée par la tempête: son vaisseau, après avoir été le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si triste exemple. Après son naufrage, vous n'avez plus rien à espérer, ni pour le revoir, ni pour régner jamais dans l'île d'Ithaque après lui: consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez ici une divinité prête à vous rendre heureux, et un royaume qu'elle vous offre.

      La déesse ajouta à ces paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avait été heureux auprès d'elle: elle raconta ses aventures dans la caverne du cyclope Polyphème, et chez Antiphates, roi des Lestrygons7; elle n'oublia pas ce qui lui était arrivé dans l'île de Circé8, fille du Soleil, ni les dangers qu'il avait courus entre Scylle et Charybde9. Elle représenta la dernière tempête que Neptune avait excitée contre lui quand il partit d'auprès d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il était péri dans ce naufrage, et elle supprima son arrivée dans l'île des Phéaciens10.

      Télémaque, qui s'était d'abord abandonné trop promptement à la joie d'être si bien traité de Calypso, reconnut enfin son artifice et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner. Il répondit en peu de mots: O déesse, pardonnez à ma douleur: maintenant je ne puis que m'affliger: peut-être que dans la suite j'aurai plus de force pour goûter la fortune que vous m'offrez; laissez-moi en ce moment pleurer mon père; vous savez mieux que moi combien il mérite d'être pleuré.

      Calypso n'osa d'abord le presser d'avantage: elle feignit même d'entrer dans sa douleur et de s'attendrir pour Ulysse. Mais, pour mieux connaître les moyens de toucher le cœur du jeune homme, elle lui demanda comment il avait fait naufrage, et par quelles aventures il était sur ces côtes. Le récit de mes malheurs, dit-il, serait trop long. Non, non, répondit-elle; il me tarde de les savoir, hâtez-vous de me les raconter. Elle le pressa longtemps. Enfin il ne put lui résister, et il parla ainsi:

      J'étais parti d'Ithaque pour aller demander aux autres rois revenus du siège de Troie des nouvelles de mon père. Les amants de ma mère Pénélope furent surpris de mon départ: j'avais pris soin de le leur cacher, connaissant leur perfidie. Nestor, que je vis à Pylos11, ni Ménélas, qui me reçut avec amitié dans Lacédémone, ne purent m'apprendre si mon père était encore en vie. Lassé de vivre toujours en suspens et dans l'incertitude, je me résolus d'aller dans la Sicile, où j'avais ouï dire que mon père avait été jeté par les vents. Mais le sage Mentor, que vous voyez ici présent, s'opposait à ce téméraire dessein: il me représentait, d'un côté, les Cyclopes, géants monstrueux qui dévorent les hommes; de l'autre, la flotte d'Énée et des Troyens, qui étaient sur ces côtes. Ces Troyens, disait-t-il, sont animés contre tous les Grecs; mais surtout ils répandraient avec plaisir le sang du fils d'Ulysse. Retournez, continuait-il, en Ithaque: peut-être que votre père, aimé des dieux, y sera aussitôt que vous. Mais si les dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez le venger, délivrer votre mère, montrer votre sagesse à tous les peuples, et faire voir en vous à toute la Grèce un roi aussi digne de régner que le fut jamais Ulysse lui-même.

      Ces paroles étaient salutaires, mais je n'étais pas assez prudent pour les écouter; je n'écoutais que ma passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire que j'entreprenais contre ses conseils, et les dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir à me corriger de ma présomption.

      Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle était étonnée; elle croyait sentir en lui quelque chose de divin; mais elle ne pouvait démêler ses pensées confuses; ainsi, elle demeurait pleine de crainte et de défiance à la vue de cet inconnu. Alors elle appréhenda de laisser voir son trouble. Continuez, dit-elle à Télémaque, et satisfaites ma curiosité. Télémaque reprit ainsi:

      Nous eûmes assez longtemps un vent favorable pour aller en Sicile: mais ensuite une noire tempête* déroba le ciel à nos yeux, et nous fûmes enveloppés dans une profonde nuit. A la lueur des éclairs, nous aperçûmes d'autres vaisseaux exposés au même péril, et nous reconnûmes bientôt que c'étaient les vaisseaux d'Énée; ils n'étaient pas moins à craindre pour nous que les rochers. Alors, je compris, mais trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse imprudente m'avait empêché de considérer attentivement. Mentor parut dans ce danger, non-seulement ferme et intrépide, mais encore plus gai qu'à l'ordinaire; c'était lui qui m'encourageait; je sentais qu'il m'inspirait une force invincible. Il donnait tranquillement tous les ordres, pendant que le pilote était troublé. Je lui disais: Mon cher Mentor, pourquoi ai-je refusé de suivra vos conseils! Ne suis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-même, dans un âge où l'on n'a ni prévoyance de l'avenir, ni expérience du passé, ni modération pour ménager le présent! Oh! si jamais nous échappons de cette tempête, je me défierai de moi-même comme de mon plus dangereux ennemi: c'est vous Mentor, que je croirai toujours..

      Mentor, en souriant, me répondait: Je n'ai gardé de vous reprocher la faute que vous avez faite; il suffit que vous la sentiez et qu'elle vous serve à être une autre fois plus modéré dans vos désirs. Mais quand le péril

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<p>6</p>

Page 6. – 1. Ithaque, aujourd'hui Théaki, une des sept îles Ioniennes, formait jadis, avec Dulichium (Néochori), le royaume d'Ulysse. Les sites d'Ithaque, décrits par Homère dans l'Odyssée l'ont été avec tant d'exactitude et de vérité, que le voyageur les reconnaît encore aujourd'hui.

<p>7</p>

Les Lestrygons habitaient la Sicile orientale, dans le voisinage de Catane. On attribue à ce peuple mythologique la fondation de Formies, dans la Campanie.

<p>8</p>

Circei ou Circeium, montagne et ville du Latium, aujourd'hui Monte Circello.

<p>9</p>

Charybde et Scylla sont deux roches dans le Siculum fretum, ou détroit de Messine. Les écueils et les gouffres qui environnent ces roches étaient jadis l'épouvante des navigateurs. Des commotions volcaniques ont, à ce qu'on suppose, changé les lieux, et ce passage n'est plus redoutable.

<p>10</p>

Page 7. – 1. Île des Phéaciens. C'est Corcyre (Corcyra), aujourd'hui Corfou, qu'on nommait quelquefois Phéacie. L'île des Phéaciens était dans la mer Ionienne, près des côtes d'Épire.

<p>11</p>

Page 7. – 2. Pylos, aujourd'hui Zouchio ou Navarino, dans la Morée.