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à notre caravane…

      Nous le contemplâmes tous en silence, car nul n'osa l'interroger; mais lui, devinant notre curiosité, tourna sur sa poitrine l'index de la main droite; et, de la gauche, montrant l'incendie:

      – Son'io! dit-il… Ç'est moi!..

      Nous continuâmes à marcher, sans lui faire une seule observation.

      – Toutes vos histoires sont épouvantables!.. dit la maîtresse du logis, et vous me causerez cette nuit des cauchemars affreux. Vous devriez bien dissiper les impressions qu'elles nous laissent en nous racontant quelque histoire gaie, ajouta-t-elle en se tournant vers un homme gros et gras, homme de beaucoup d'esprit et qui devait partir pour l'Italie, où l'appelaient des fonctions diplomatiques.

      – Volontiers, répondit-il.

      – Madame de… reprit-il en souriant, la femme d'un ancien ministre de la marine sous Louis XVI, se trouvait au château de… où j'avais été passer les vacances de l'année 180… Elle était encore belle, malgré trente-huit ans avoués, et en dépit des malheurs qu'elle avait essuyés pendant la révolution. Appartenant à l'une des meilleures maisons de France, elle avait été élevée dans un couvent. Ses manières, pleines de noblesse et d'affabilité, étaient empreintes d'une grâce indéfinissable. Je n'ai connu qu'à elle une certaine manière de marcher qui imprimait autant de respect qu'elle inspirait de désirs. Elle était grande, bien faite et pieuse. Il est facile d'imaginer l'effet qu'elle devait produire sur un petit garçon de treize ans: c'était alors mon âge. Sans avoir précisément peur d'elle, je la regardais avec une inquiétude désireuse et avec de vagues émotions qui ressemblaient aux tressaillemens de la crainte.

      Un soir, par un de ces hasards dont il est difficile de rendre compte, sept ou huit des dames qui habitaient le château se trouvèrent seules, sur les onze heures du soir, devant un de ces feux qui ne sont ni pétillans ni éteints, mais dont la chaleur moite dispose peut-être à une causerie plus intime, en communiquant aux fibres une sorte d'épanouissement qui les béatifie.

      Madame de… jeta un regard d'espion sur les hauts lambris et les vieilles tapisseries de l'immense salon. Ses grands yeux noirs tombèrent sur un coin passablement obscur où j'étais tapi derrière une duchesse aux pieds contournés: ce fut comme un regard de feu; mais elle ne me vit pas. J'étais resté coi en entendant ces dames raconter, sotto voce, des histoires auxquelles je ne comprenais rien; mais les rires de bon aloi qui terminaient chaque narration avaient piqué ma curiosité d'enfant.

      A votre tour, avaient dit en choeur les châtelaines à madame de… allons, contez-nous comment…

      Elle conservait peut-être une vague inquiétude de m'avoir vu jouant auprès d'elle; elle se leva, comme pour faire le tour du meuble énorme derrière lequel j'étais tapi; mais une vieille dame, plus impatiente que les autres, lui prit la main en lui disant:

      – Le petit est couché, ma chère; d'ailleurs, voudriez-vous paraître plus prude que nous…

      Alors la belle dame de… toussa, ses yeux se baissèrent souvent, et elle commença ainsi:

      «J'étais au couvent de… et je devais en sortir au bout de trois jours pour épouser M. le comte de F… mon mari. Mon bonheur futur, envié par quelques unes de mes compagnes, donnait lieu pour la vingtième fois à des conjectures que je vous épargne, puisque d'après vos récits vous vous en êtes toutes occupées en temps et lieu.

      »Trois jeunes personnes de mon âge et moi, qui ne pouvions pas faire ensemble soixante-dix ans, étions groupées devant la fenêtre d'un corridor, d'où l'on voyait ce qui se passait dans la cour du couvent. Depuis une heure environ, nos jeunes imaginations avaient cultivé le champ des suppositions d'une manière si folle et si innocente, je vous jure, qu'il nous était impossible de déterminer en quoi consistait le mariage; mes idées étaient même devenues si vagues que je ne savais plus sur quoi les fixer.

      »Une soeur de trente à quarante ans, qui nous avait prises en amitié, vint à passer; c'était, autant que je me le rappelle, la fille d'un campagnard fort riche: elle avait été mise au couvent dès sa jeunesse, soit pour avantager son frère, soit à cause d'une aventure qu'elle ne racontait qu'à son honneur et gloire. Mademoiselle de Langeac, qui était plus libre qu'aucune de nous avec elle, l'arrêta et lui exposa assez [Note du transcripteur: mot illisible] ment le danger qu'il pouvait y avoir pour moi d'ignorer les conditions de la nature humaine.

      La religieuse avisa dans la cour un maudit animal qui revenait du marché, et qui dans le moment, par la fierté de son allure, la puissance de développement de tout son être, formait la plus brillante définition du mariage que l'on pût donner.

      Là, le groupe féminin se rapprocha, madame de… parla à voix basse, les dames chuchotèrent et tous les yeux brillèrent comme des étoiles; mais je ne pus entendre de la réponse de la religieuse que deux mots latins, employés par la belle dame, et qui étaient, je crois: Ecce homo!..

      A cet aspect, reprit madame de… dont la voix remonta insensiblement au diapason doux et clair qui avait donné le ton aux juvéniles confidences de ces dames, je manquai de me trouver mal. Je pâlis en regardant mademoiselle de Fiennes que j'aimais beaucoup, et la terreur que j'ai ressentie depuis en pensant au jour où je devais monter sur l'échafaud n'est pas comparable à celle dont je fus la proie en songeant à la première nuit de mes noces. Je croyais être faite autrement que toutes les femmes. Je n'osais parler à ma mère; je regardais le comte avec un curieux effroi, sans en être plus instruite. Je ne vous dirai pas toutes les pensées martyrisantes dont je fus assaillie; l'idée d'un pareil supplice a été jusqu'à me faire rester, la veille de mon mariage, à tenir pendant environ une heure le bouton doré qui servait à ouvrir la porte de la chambre où dormait ma mère, sans pouvoir me décider à entrer, à la réveiller et à lui faire part de l'impossibilité où me mettait la nature d'être femme un jour.

      »Bref! je fus menée plus morte que vive dans la chambre nuptiale…»

      Ici madame de… ne put s'empêcher de sourire, et elle ajouta, non sans quelque mine de sainte ni-touche:

      «Mais j'ai vu que tout ce que Dieu a fait est bien fait, et que la pauvre bécasse de religieuse avait essayé, comme Garo, de mettre des citrouilles à un chêne.»

      – Monsieur, dit une jeune dame, si vos histoires gaies commencent ainsi, comment finiront-elles?..

      – Oh! monsieur n'a jamais pu rien conter sans y mettre un trait un peu trop vif, et vraiment je le redoute. J'espère toujours qu'il s'est corrigé…

      – Mais où est le mal?.. demanda naïvement le narrateur. Aujourd'hui vous voulez rire, et vous nous interdisez toutes les sources de la gaîté franche qui faisait les délices de nos ancêtres. Otez les tromperies de femmes, les ruses de moines, les aventures un peu breneuses de Verville et de Rabelais, où sera le rire?.. Vous avez remplacé cette poétique par celle des calembours d'Odry!.. Est-ce un progrès?.. Aujourd'hui nous n'osons plus rien!.. A peine une honnête femme permettrait-elle à son amant de lui raconter la bonne histoire du cocher de fiacre disant à une dame: Voulez-vous trinquer?… Il n'y a rien de possible avec des moeurs aussi tacitement libertines; car je trouve vos pièces de théâtre et vos romans plus gravement indécens que la crudité de Brantôme, chez lequel il n'y a ni arrière-pensée ni préméditation. Le jour où nous avons donné de la chasteté au langage, les moeurs avaient perdu la leur.

      – La philanthropie a ruiné le conte!.. reprit un vieillard.

      – Comment?.. dit la femme d'un peintre.

      – Pour qu'un conte soit bon, il faut toujours qu'il vous fasse rire d'un malheur, répondit-il.

      – Paradoxe!.. s'écria un journaliste.

      – Aujourd'hui, reprit le vieillard en souriant, les sots se servent trop souvent de ce mot-là, quand ils ne peuvent pas répondre, pour qu'un homme d'esprit l'emploie.

      Il y eut un moment de silence.

      – Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer dans les églises. Alors il y avait un intervalle entre l'enterrement réel et le convoi, parce que la

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