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      L'Anticléricalisme

      CHAPITRE PREMIER

      L'IRRÉLIGION NATIONALE

      Je vais étudier une des maladies de la race française, la plus répandue et l'une des plus profondes à la fois et des plus aiguës. Je pense apporter de l'impartialité dans cette étude, n'appartenant à aucune confession religieuse, ni, ce qui est peut-être plus important encore dans l'espèce, à aucun parti politique. Mon intention très arrêtée est d'étudier cette affection comme si j'écrivais sur un sujet de l'antiquité, comme si cléricalisme, anticléricalisme, catholicisme et France même avaient disparu depuis dix siècles; et comme si tous ces objets faisaient partie du domaine de la philologie ou de l'archéologie. Je m'en crois capable, encore qu'en pareille matière on ne saurait répondre de rien; mais mon dessein, très ferme, est très exactement ce que je viens de dire. On me saura gré d'avoir au moins pris la plume dans cet état d'esprit.

      Nietzsche a dit, dans la même phrase je crois, que le Français est essentiellement religieux et qu'il est essentiellement irréligieux. Il n'a pas tort, à la condition seulement qu'on mesure l'étendue des manifestations religieuses des Français et l'étendue aussi des manifestations contraires. Le Français, ce me semble, a des dispositions naturelles essentiellement irréligieuses; seulement, et précisément à cause de cela, par réaction des esprits nés religieux contre leurs entours, il y a eu des groupements pénétrés de l'esprit religieux le plus intense; il y a eu des îlots religieux singulièrement nets et pour ainsi dire aigus, comme il y a des îlots granitiques au milieu des pays calcaires, qui tranchent vigoureusement avec tout ce qui les entoure et se font remarquer d'autant.

      Cela, ce me semble, à toutes les époques: vaudois, cathares, huguenots, jansénistes. La race française, étant ardente, devait produire quelques foyers d'ardent sentiment religieux, çà et là, sous l'influence d'un esprit dominateur ou d'une âme apostolique; sous l'influence, aussi, des entours mêmes, poussant et provoquant au sentiment religieux les âmes douées de l'esprit de contradiction.

      Mais le fond de la race française, la généralité des Français me semble toujours avoir été peu capable d'embrasser et d'entretenir l'esprit religieux et le sentiment religieux. Il ne faut pas que nos guerres religieuses, assez nombreuses et assez longues, nous fassent illusion sur ceci. La religion, dans ces guerres, a été pour un cinquième cause et pour quatre cinquièmes prétexte, à calculer approximativement, comme on est bien forcé de faire en pareille matière. – Est-il quelqu'un qui estime aujourd'hui que la croisade des Albigeois ait été une manifestation de foi religieuse? Est-il quelqu'un qui conteste qu'elle ait été une ruée de pillards avides sur des contrées riches, prenant prétexte dans le mot d'ordre d'un pape, qui lui-même obéissait à des idées politiques en le donnant?

      De même les guerres du XVIe siècle entre protestants et catholiques français ont été surtout des guerres de féodaux contre la royauté; et les guerres du XVIIe siècle entre catholiques et protestants français ont été surtout des guerres de républicains plus ou moins conscients et prenant plus ou moins leur mot d'ordre à Genève et en Hollande, contre la royauté française devenant absolutiste.

      Et je dis même que chez les plus simples et qui ne se savaient, ni se sentaient ni féodaux à telle époque, ni républicains à telle autre, la religion entrait moins en jeu que le simple goût de lutte pour la lutte et de guerre pour la guerre. Le Français est essentiellement homme de guerre civile. Il est batailleur de village à village, de province à province, de quartier à quartier. Ce peuple, qui a été amené à l'unité nationale par la persévérance étonnante d'une maison royale énergique et tenace et qui, livré à lui-même, semble retourner peu à peu au particularisme, ne me paraît jamais avoir montré par lui-même un désir d'unité et une volonté de concentration.

      Bien plus fort a toujours été en lui l'instinct de guerre intérieure et intestine, le désir, soit de province à province, soit de parti à parti, d'écraser l'adversaire, sans se demander très précisément pourquoi il est l'adversaire et tout simplement parce qu'il faut bien se haïr et parce qu'il faut bien se battre.

      L'enfant, en France, est élevé par ses parents dans la haine d'une certaine catégorie de Français; et la première chose, presque, qu'on lui désigne, c'est un ennemi, très proche, quelqu'un, à côté de lui, qu'il faut s'habituer à détester et à injurier sans motif très précis; mais pour montrer qu'on est le fils de son père.

      Je crois que cela est «dans le sang». Ce que sont les partis politiques au XXe siècle, les partis religieux l'étaient au XVIe et au XVIIe siècle. Les guerres de religion n'ont guère été chez nous une manifestation de foi, d'un côté ou de l'autre; elles ont été, avant tout, une forme du besoin gratuit de guerre civile.

      Faut-il creuser? On le pourrait, je crois. Faut-il se demander d'où vient lui-même ce besoin chez le Français de se battre contre le voisin, s'il a un couvre-chef d'une autre couleur que la nôtre; et même ce besoin de n'adopter une autre couleur que la sienne que pour pouvoir se battre contre lui? On le pourrait, je crois. Le Français est actif de corps et paresseux d'esprit. Il est nerveux et il est de cerveau nonchalant. Il sent le besoin d'agir et il n'aime pas à se donner beaucoup de peine pour trouver un motif d'agir, c'est-à-dire une idée. Il s'ensuit que sur un simple prétexte, sur une ombre d'idée adoptée en courant, il se jette en campagne et il frappe. Les premiers coups échangés sont ensuite un motif suffisant de continuer, par rancune, indéfiniment. Le Français peut donc livrer et soutenir une longue guerre sans avoir jamais eu un motif vrai de l'entreprendre, et être soutenu lui-même pendant cette longue lutte acharnée par une idée qu'en vérité il n'a jamais eue, et qui, à le bien prendre, n'existait pas.

      C'est ce qui a bien trompé les philosophes, très légers eux-mêmes, du XVIIIe siècle. Ayant constaté qu'on sortait à peine des guerres religieuses, et de guerres religieuses épouvantables, ils se sont imaginé que c'était la religion qui était la cause de ces guerres et de ces épouvantements, et ils ont maudit et dénoncé les religions de tout leur cœur. Mais, après eux, on s'est battu pour d'autres idées, que du reste on ne comprenait pas davantage et qui n'étaient également que des prétextes; et il a été suffisamment prouvé qu'autre chose que l'esprit religieux pouvait mettre aux hommes les armes à la main.

      Où ils s'étaient trompés, c'était à croire que la religion fut la véritable cause de la guerre et que, la religion réduite à l'impuissance, il n'y aurait plus de guerre civile. La véritable cause des guerres civiles, c'était l'amour de la guerre civile elle-même et l'instinct même, impérieux et impatient, de guerre civile.

      Des guerres de religion françaises ne concluons donc nullement que le Français soit très religieux ni qu'il l'ait jamais été. Il a, simplement, aimé l'échange des coups sous un prétexte ou sous un autre. La vérité, c'est que depuis qu'il existe il a eu un fond d'esprit irréligieux que les circonstances ont longtemps comprimé, que les circonstances ont ensuite comme libéré et affranchi. Sans remonter aux satires et gouailleries anticléricales du moyen âge, lesquelles, d'abord ne sont qu'anticléricales et ne sont point antireligieuses; lesquelles, ensuite, partent presque toujours d'auteurs qui sont clercs eux-mêmes et par conséquent ne sont que manières de plaisanteries de collège ou de divertissements de couvent et se ramènent à la règle: maledicere de priore; on voit très bien, à partir du moment où la nationalité française est constituée, que l'esprit moyen, l'esprit bourgeois a comme une inclination naturelle à l'impiété. Tout, vers le XVIe siècle, tend de ce côté ou y mène, exceptions réservées, qui ne laissent pas d'être rares.

      L'esprit de la Réforme et l'esprit de la Renaissance, si différents, si contraires, du reste, en leur dernière influence sur l'esprit des classes moyennes françaises, mènent également à un détachement relativement à la foi. Que la moitié de l'Europe rompe avec l'empire spirituel de Rome, cela ne mène pas du tout les classes moyennes françaises à le secouer elles-mêmes. Non; mais cela leur fait dire: «Rome n'est donc pas inébranlable et universelle; et il y a donc deux religions qui se contrebalancent et dont il n est pas certain que l'une soit la vraie? Peut-être nous trompons-nous ou sommes-nous trompés.» Le qui sait? entrait dans les esprits et dans les mœurs, le qui sait? subconscient et insidieux, qui est plus fort comme destructeur, comme rongeur, que toutes les affirmations et que toutes les argumentations du monde.

      D'autre part, la Renaissance apprenait aux classes moyennes de la nation que de très grands peuples (ou

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