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cette histoire? J’ battrai Coët comme je vous bats tous!

      – J’ parie pour Coët, une tournée!

      Chacun s’engagea à son tour, les uns pour Le Dépit des Envieux, par haine contre la supériorité de Perchais, les autres pour Le Laissez-les dire par envie d’Urbain Coët. Et Double Nerf hurlait encore «qu’il lui ferait la peau à c’te fils d’vesse», quand un vieux entra, coiffé du chapeau rond des paysans maraichins, le dos voûté, les bras ballants.

      On entendit des rires, des mots: «V’la l’ marchand d’ patates!» La bande fit un mouvement de retraite qu’accéléra un dernier coup de voix. Et quand tous furent sortis, le bonhomme qui les avait dévisagés carrément un à un prononça:

      – Bons de la gueule et faillis du bras, c’est ren qu’ des chie dans l’eau!

      Ils s’en allèrent en clamant fort. Le Nain, qui fumait obstinément, les rejoignit par le sentier. Et la Marie-Jeanne monta vers son homme en découvrant les petits de sa jupe.

      – J’ai eu peur pour toi, dit-elle.

      Déjà le père Couillaud descendait en toisant de l’œil la coque puissante où le soleil éclairait, par plaques, le beau chêne aux tons de miel. Il dit, sans effusion:

      – Bonjour la fille! bonjour le gars!

      La Marie-Jeanne poussa vers lui les enfants en murmurant:

      – Allez embrasser grand-père.

      Mais lui leur mit simplement la main sur la tête, tandis qu’il enserrait la barque du regard, le front plissé de méditation.

      – Alors, dit-il, c’est ça qui coûte si cher, queuques planches clouées!

      – Dame! C’est de la belle ouvrage! vanta Urbain.

      Le bonhomme s’approcha, caressa les bordés et concéda:

      – Le bois est bon, c’est ben péché de l’ jeter à l’eau!

      – J’ pense qu’il en reviendra, fit Urbain.

      – P’tête ben aussi qui n’en r’viendra pas, riposta le vieux, narquois.

      – Oh! père! pria Marie-Jeanne.

      Le bonhomme riait silencieusement de toutes ses rides en se bourrant le nez de tabac, à la force du pouce. Puis brusquement il devint grave et dit:

      – J’avais promis de v’nir voir c’te bateau et me vla; mais, mon gars, j’t’approuvions point. C’est trop conséquent pour toi et trop de prix. T’as p’tête seulement point d’quoi l’payer!.. Alors?.. S’il vient des mauvaises saisons?.. L’an dernier j’ons perdu mes fèves par les pluies; ct’année c’est le soleil qui mange la récolte. Y a point d’fiance au temps, et il est le maître…

      La Marie-Jeanne avait repris son tricot machinalement, un peu gênée par les paroles du vieux paysan, qui sentaient la prudence campagnarde et la lutte sans merci contre l’invincible nature. Urbain continuait son travail, très à l’aise sous des propos dont il n’entendait pas la sagesse, et auxquels il répondit de bonne foi:

      – Vous parlez pour la terre, mais nous c’est point pareil; la mer sait point manquer.

      Ils étaient de deux races et ne pouvaient se comprendre. Toute la lignée d’aïeux, dévorés successivement par la glèbe, criait misère au sang du vieux. Il portait, comme un châtiment, les siècles d’efforts sans bénéfices, de vieillesse affamée par l’engourdissement, qui ont engendré les rapacités et la terreur du lendemain. Derrière lui s’étendait la plaine millénaire, qui, bien que trempée de sueur et grasse de sang, n’attendait qu’un répit de l’homme, pour repousser contre lui ses friches meurtrières.

      L’autre gardait en lui le temps perdu des aventures, où l’Océan, route des mondes merveilleux, charriait de l’or. Le même intérêt, qui fit au premier marin risquer la tempête, soutenait son courage. Il savait les gains faciles de la vie de mer, l’existence assurée près de la grande nourrice, et la certitude d’une retraite biffait l’avenir de son imagination, en même temps que l’air du large l’entretenait de santé et de belle humeur.

      Le vieux avait hoché la tête et s’était tu. Désintéressé de la construction, il se tourna vers l’enclos et jaugea le cerisier:

      – C’est du beau fruit, dit-il, et net comme l’œil!

      Mais la vue du potager inculte l’écœura, et faisant une grosse moue des babines, il revint à son gendre et demanda:

      – Quand c’est-il qu’tu la mets à l’eau c’te barque?

      – J’pense ben dans une quinzaine.

      Et soudain, avisant le nom cloué sur l’étrave, il épella lentement:

      – Le Dépit des Envieux… et ajouta entre les dents:

      – Ça se dit comme ça, avant d’commencer.

      Puis il partit, comme il était venu, sans embrasser personne.

      Urbain le vit s’éloigner avec joie et réclama son frère. Heureuse de la diversion, la Marie-Jeanne descendit vers la cale en frottant ses aiguilles sous sa coiffe. On entendit un rire frais dans le calme, des claquements de petits sabots, et Léon parut, le sang au visage.

      – Tu cours après c’te garce! gronda Urbain.

      Mais le jeune homme qui devait retrouver la Louise ce soir, dans les dunes, reçut sans écouter la remontrance et ne répondit pas.

      Les belles nuits de printemps et d’été, les filles et les gars se rejoignent dans les falaises de la Corbière, sitôt passé les dernières maisons du village. Les filles qui poussent en plein vent sur ce coin d’île ont les joues tannées, les mains rudes, les muscles forts, le sang chaud. A partir de la puberté, elles portent le désir éclatant dans leurs yeux et le remuent autour des reins parmi les jupes. La mer ne prend pas toute la force aux jeunes hommes et les couples sont nombreux le soir à l’orée du marais ou aux plis des dunes. A la manière vendéenne, ils échangent des caresses satisfaisantes mais point dangereuses, encore qu’il arrive bien, une fois de temps en temps, à quelque jeunesse d’être enceinte. Ses compagnes s’en amusent, sa mère tape dessus, le curé la marie: ça n’empêche pas d’être honnête, et d’avoir du cœur à l’ouvrage!

      Quinze jours passèrent. La barque s’acheva et les formes, nettement accusées par la peinture, révélèrent toute sa force qui remplissait l’étroit chantier. Au-dessous de la flottaison, du black frais glaçait les fonds; les hauts s’enlevaient en bleu très pâle, traversé d’une bande d’outre-mer à hauteur du pont.

      Le père Goustan ne travaillait plus et admirait son œuvre, les mains dans la ceinture de son pantalon, d’où débordait sa chemise, en ballonnant. Il demeurait là, bouche bée, ne remuant ses vieilles lèvres violettes que pour vanter les tonnes de mâchefer cimentées au fond de la coque:

      – N’y a tel que ça pour lester un bateau!

      Et le jour du lancement vint avec le gros de l’eau.

      Un matin Théodore attacha sur l’étrave un bouquet de passeroses et fixa au tableau le drapeau tricolore. A trois heures la marée baignerait le chantier et les Goustan s’affairaient. On fut quérir Malchaussé, avec son cric, pour soulever l’avant de la barque. Alors, débarrassée des épontilles, elle monta au-dessus des hommes, géante, haussée jusqu’au toit. Et Urbain effaçait une à une les écorchures, d’un pinceau soigneux.

      Le temps se plombait et le vent d’ouest déchirait à la course le manteau des nuages, au travers duquel tombaient des raies de soleil sur le marais où tournait la mouette criarde. Les arbres ployaient de l’échine; la toiture du chantier frémissait par secousses; l’eau du port, limoneuse, ressaquait en clapotis.

      Des curieux arrivèrent, se tassèrent près des cloisons. Des gens s’amassèrent en groupe, sur le quai, autour du douanier important et phraseur. François guettait la marée, tandis

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