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Le Peuple de la mer. Elder Marc
Читать онлайн.Название Le Peuple de la mer
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Elder Marc
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Perchais gratta sa tignasse rousse de sa main paralysée que l’on nommait, dans le pays, sa main d’or, parce qu’elle rapportait une pension; son torse, à plein maillot, oscilla comme une bouée; il modula, goguenard:
– On verra ça sur l’eau!
François grouilla dans les copeaux comme un chien mécontent, et riposta en frappant du poing les formes du bateau:
– C’est tout de même point ton Laissez-les dire qui a de ces façons-là!
Perchais eut un sourire ambigu sur sa face équarrie, tavelée de son et fournie d’un poil roux qui brillait à la lumière. Il sifflota en tournant le dos, et Coët évalua la carrure de ce maillot où les omoplates jouaient lourdement comme des hanches. Il ne se rappelait pas si l’homme de la nuit était grand. Il l’avait cueilli au ras du sol et basculé dans le port. Il ne lui avait même pas semblé pesant tant la colère décuplait ses forces; et ses doigts n’avaient gardé aucune impression précise qui put favoriser des présomptions.
Et brusquement, à leur tour, surgirent de la porte ouverte Aquenette le Nain et son frère qui devait le surnom de Double Nerf à l’ampleur glorieuse de ses biceps, autour desquels était tatoué un brassard de fer éclaté. Les mains dans les poches, l’œil embusqué dans l’ombre du béret, ils descendirent, l’air négligent, en roulant dans leurs galoches, sous les flancs du bateau.
Urbain fut presque saisi, mais volontairement il serra la brosse et se remit à peindre. – Pourquoi Perchais et les Aquenette n’étaient-ils pas en mer?.. Pourquoi venaient-ils justement ce matin?.. Bien sûr, un chantier c’est quasiment comme un cabaret, sauf qu’on n’y boit pas, la maison de tout le monde, où chacun entre à sa guise, s’assoit, regarde, cause… Mais comme ils arrivaient à propos, ceux-là, on aurait dit pour voir si le coup avait réussi, ou ce qui restait de leur crime…
Tout d’un coup, Urbain leva la tête vers les hommes et il les vit alignés, le dos à l’établi, les bras croisés. Son regard glissa sur leurs yeux et ils en soutinrent la pression parce qu’il ne s’arrêta sur aucun d’eux. Coët se disait: Quel est le coupable? Mais eux connurent à son hésitation qu’il ne savait pas et ils se rengorgèrent dans l’assurance.
La barque s’enlevait au-dessus de leurs têtes, sereine et dédaigneuse avec ses bordées qui se retroussaient à l’avant le long de l’étrave. Grand-père, lui ajustait un parclos en tâtonnant et Théodore, là-haut, faisait sonner à coups de marteau le pont arqué comme un thorax. Et avant de reprendre son travail, dans un mouvement d’heureuse insolence, Urbain Coët caressa ces belles formes ainsi que les flancs vastes d’une femme accueillante.
Au bout d’un moment, le Nain, courtaud et la face camuse élargie d’un fer à cheval de barbe drue, s’en vint fouiner autour du sloop en remuant les copeaux avec ses galoches. Urbain Coët, sous son béret, n’y prit pas garde et s’obstina dans sa peinture.
– Comment que tu l’nommes ton bateau? fit le Nain.
Urbain mit du temps à répondre:
– Je sais point encore!
Les noms des barques sorties du chantier s’alignaient au mur à la manière d’ex-voto laudatifs. C’étaient L’Espoir en Dieu, Le Brin d’amour, L’aimable Clara, L’Ange Voyageur, Le Bon Pasteur, Le bec salé et d’autres, alternativement pieux ou gaillards.
– Ce sera le Va de l’avant! proclama Théodore.
– Il se démentirait point! affirma François.
Perchais hocha soudain la tête en fronçant les sourcils; Double Nerf ricana et son frère lâcha du coin des lèvres:
– Y a pas que la barque, y a l’homme…
Urbain Coët retroussa son béret et regarda bien en face Aquenette qui fit demi-tour négligemment. Double Nerf avança, le torse en avant, et laissa tomber son poing, lourd au bout du bras comme une massue. Urbain paraissait petit, presque chétif sous la vareuse claire; mais il sourit, et, soulevant un poids de quarante livres à ses pieds, il le lança au bout du chantier, sans effort, ainsi qu’une pierre.
Favorable aux rivalités qui entretiennent le commerce et la lutte, François concluait:
– Enfin les gars on verra les meilleurs quand on s’alignera aux régates!
Perchais et les deux Aquenette ne répondirent pas. Dédaigneux, ils s’assirent sur l’établi, les jambes pendantes, découvrant leurs chaussettes groseille entre la galoche et la salopette bleue. Perchais repoussa en arrière la casquette qu’il porte seul, à l’Herbaudière, pour se donner des allures de yachtman, et des poils roux débordèrent sur son front tanné. A son poignet on pouvait lire la devise qu’il a gravée au tableau de sa barque: Laissez-les dire!
Le rabot criait sur le chêne; grand-père abattait des copeaux à coups réguliers d’erminette; une planche craquait de chaleur. Et ils demeuraient là, tassés, méditatifs, avec le calme taciturne des marins apaisés par la fascination de la mer.
Ce fut Urbain qui, le premier, aperçut la Gaude quand elle se présenta en cotillon court de Sablaise, avec un journal épinglé en voûte sur les cheveux. Il songea: «C’est juste, son mari l’envoie aux nouvelles!» Et il pensa lui dire, pour rire un brin: «Tu vois, ma barque est encore debout!» Mais elle passa près de lui sans le regarder, les seins offerts dans leur forme tentante, quasi nus sous la cotonnade rose, les hanches vivantes et les mollets d’aplomb dans ses sabots vernis.
– Y a-t-il moyen d’avoir du coaltar? demanda-t-elle.
– Ton mari est trop feignant pour venir! dit François Goustan en descendant vers la jeune femme.
– Gaud est à dormir, répondit-elle.
– Tu l’as fatigué un p’tit!
– Et que j’en fatiguerais d’autres! et c’est point vous tous qui me faites peur! déclara-t-elle en riant de toutes ses dents éclatantes.
Les hommes rigolaient, couvaient la femelle du regard, remués déjà dans leurs instincts. Urbain Coët poursuivait paisiblement sa peinture.
Familièrement, la Gaude était venue parmi les mâles qui la palpaient, la chatouillaient, s’excitaient à dire des obscénités. Elle se roulait de rire, trémoussait sa chair ferme qui sentait la sueur d’aisselles et distribuait de rudes taloches pour jouer.
Le père Goustan ranimait des souvenirs dans sa vieille mémoire en la guignant derrière ses lunettes. Il lui vanta son œuvre, fit l’article:
– C’est aussi beau que toi une barque comme ça! On a les gabarits, si Gaud voulait, on lui construirait la pareille…
– Faut de l’argent, et on n’en a point…
– Parce que tu veux pas en chercher, insinua le grand-père.
Elle haussa vigoureusement les épaules, cilla vers Urbain en lâchant:
– Tout le monde n’a pas de la chance!
On ricana. Le dos d’Urbain Coët ne broncha pas, son bras travaillait d’un mouvement égal, et pourtant le sang lui battait dans les artères. Urbain avait senti l’allusion comme une insulte, car il connaissait la médisance.
C’était une très héroïque histoire malhonnêtement faussée, et qui remontait au mois d’octobre 1878. Le trois-mâts norvégien Tyrus, en fuite sous la tempête et cherchant les abris de l’île, touchait la roche des Barjolles, dans le chenal de la Grise, entre le Pilier et l’Herbaudière. Le navire sombra, la mâture vint en bas. Jean-Marie Coët, le père, lançait le canot de sauvetage qu’il patronnait et embarquait avec ses hommes. Trois fois ils quittèrent le port, luttèrent pendant deux heures, jusqu’à l’épuisement, couverts d’eau et culbutés par les lames. Sur la jetée, les femmes, cramponnées au garde-fou, hurlaient comme des chiennes en injuriant le syndic. Coët apaisait la population entre chaque sortie tandis que ses canotiers s’étanchaient d’alcool. Au quatrième