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nous le sussions. A sept heures du matin, après avoir dit mes prières, en ouvrant la fenêtre pour donner de l'air à ma chambre, je vois les fenêtres de la chambre de monsieur Savinien ouvertes, et monsieur Savinien en robe de chambre, occupé à se faire la barbe, et mettant à ses mouvements une grâce… enfin je l'ai trouvé gentil. Il a peigné ses moustaches noires, sa virgule sous le menton, et j'ai vu son cou blanc, rond… Faut-il vous dire tout?.. je me suis aperçue que ce cou si frais, ce visage et ces beaux cheveux noirs étaient bien différents des vôtres, quand je vous regardais vous faisant la barbe. Il m'a monté, je ne sais d'où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à la tête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais me tenir debout, je tremblais. Mais j'avais tant envie de le revoir, que je me suis mise sur la pointe des pieds; il m'a vue alors, et m'a, pour plaisanter, envoyé du bout des doigts un baiser, et…

      – Et?..

      – Et, reprit-elle, je me suis cachée, aussi honteuse qu'heureuse, sans m'expliquer pourquoi j'avais honte de ce bonheur. Ce mouvement qui m'éblouissait l'âme en y amenant je ne sais quelle puissance, s'est renouvelé toutes les fois qu'en moi-même je revoyais cette jeune figure. Enfin je me plaisais à retrouver cette émotion quelque violente qu'elle fût. En allant à la messe, une force invincible m'a poussée à regarder monsieur Savinien donnant le bras à sa mère: sa démarche, ses vêtements, tout jusqu'au bruit de ses bottes sur le pavé me paraissait joli. La moindre chose de lui, sa main si finement gantée, exerçait sur moi comme un charme. Cependant j'ai eu la force de ne pas penser à lui pendant la messe. A la sortie, je suis restée dans l'église de manière à laisser partir madame de Portenduère la première et à marcher ainsi après lui. Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangements m'intéressaient. En rentrant, quand je me suis retournée pour fermer la grille…

      – Et la Bougival?.. dit le docteur.

      – Oh! je l'avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvement Ursule. J'ai donc pu voir naturellement monsieur Savinien planté sur ses jambes et me contemplant. Oh! parrain, je me suis sentie si fière en croyant remarquer dans ses yeux une sorte de surprise et d'admiration, que je ne sais pas ce que j'aurais fait pour lui fournir l'occasion de me regarder. Il m'a semblé que je ne devais plus désormais m'occuper que de lui plaire. Son regard est maintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. Depuis ce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. Monsieur Savinien est reparti le soir, je ne l'ai plus revu, la rue des Bourgeois m'a paru vide, et il a comme emporté mon cœur avec lui sans le savoir.

      – Voilà tout? dit le docteur.

      – Tout, mon parrain, dit-elle avec un soupir où le regret de ne pas avoir à en dire davantage était étouffé sous la douleur du moment.

      – Ma chère petite, dit le docteur en asseyant Ursule sur ses genoux, tu vas attraper tes seize ans bientôt, et ta vie de femme va commencer. Tu es entre ton enfance bénie qui cesse, et les agitations de l'amour qui te feront une existence orageuse, car tu as le système nerveux d'une exquise sensibilité. Ce qui t'arrive, c'est l'amour, ma fille, dit le vieillard avec une expression de profonde tristesse, c'est l'amour dans sa sainte naïveté, l'amour comme il doit être: involontaire, rapide, venu comme un voleur qui prend tout… oui, tout! Et je m'y attendais. J'ai bien observé les femmes, et sais que, si chez la plupart l'amour ne s'empare d'elles qu'après bien des témoignages, des miracles d'affection, si celles-là ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues; il en est d'autres qui, sous l'empire d'une sympathie explicable aujourd'hui par les fluides magnétiques, sont envahies en un instant. Je puis te le dire aujourd'hui: aussitôt que j'ai vu la charmante femme qui portait ton nom, j'ai senti que je l'aimerais uniquement et fidèlement sans savoir si nos caractères, si nos personnes se conviendraient. Y a-t-il en amour une seconde vue? Quelle réponse faire, après avoir vu tant d'unions célébrées sous les auspices d'un si céleste contrat, plus tard brisées, engendrant des haines presque éternelles, des répulsions absolues? Les sens peuvent, pour ainsi dire, s'appréhender et les idées être en désaccord: et peut-être certaines personnes vivent-elles plus par les idées que par le corps? Au contraire, souvent les caractères s'accordent et les personnes se déplaisent. Ces deux phénomènes si différents, qui rendraient raison de bien des malheurs, démontrent la sagesse des lois qui laissent aux parents la haute main sur le mariage de leurs enfants; car une jeune fille est souvent la dupe de l'une de ces deux hallucinations. Aussi ne te blâmé-je pas. Les sensations que tu éprouves, ce mouvement de ta sensibilité qui se précipite de son centre encore inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, ce bonheur avec lequel tu penses à Savinien, tout est naturel. Mais, mon enfant adorée, comme te l'a dit notre bon abbé Chaperon, la Société demande le sacrifice de beaucoup de penchants naturels. Autres sont les destinées de l'homme, autres sont celles de la femme. J'ai pu choisir Ursule Mirouët pour femme, et venir à elle en lui disant combien je l'aimais; tandis qu'une jeune fille ment à ses vertus en sollicitant l'amour de celui qu'elle aime: la femme n'a pas comme nous la faculté de poursuivre au grand jour l'accomplissement de ses vœux. Aussi la pudeur est-elle chez vous, et surtout chez toi, la barrière infranchissable qui garde les secrets de votre cœur. Ton hésitation à me confier tes premières émotions m'a dit assez que tu souffrirais les plus cruelles tortures plutôt que d'avouer à Savinien…

      – Oh! oui, dit-elle.

      – Mais, mon enfant, tu dois faire plus: tu dois réprimer les mouvements de ton cœur, les oublier.

      – Pourquoi?

      – Parce que, mon petit ange, tu ne dois aimer que l'homme qui sera ton mari; et quand même monsieur Savinien de Portenduère t'aimerait…

      – Je n'y ai pas encore pensé.

      – Écoute-moi? Quand même il t'aimerait, quand sa mère me demanderait ta main pour lui, je ne consentirais à ce mariage qu'après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen. Sa conduite vient de le rendre suspect à toutes les familles, et de mettre entre les héritières et lui des barrières qui tomberont difficilement.

      Un sourire d'ange sécha les pleurs d'Ursule, qui dit: – A quelque chose malheur est bon! Le docteur fut sans réponse à cette naïveté. – Qu'a-t-il fait, mon parrain? reprit-elle.

      – En deux ans, mon petit ange, il a fait à Paris pour cent vingt mille francs de dettes! Il a eu la sottise de se laisser coffrer à Sainte-Pélagie, maladresse qui déconsidère à jamais un jeune homme par le temps qui court. Un dissipateur capable de plonger une pauvre mère dans la douleur et la misère fait, comme ton pauvre père, mourir sa femme de désespoir!

      – Croyez-vous qu'il puisse se corriger? demanda-t-elle.

      – Si sa mère paye pour lui, il se sera mis sur la paille, et je ne sais pas de pire correction pour un noble que d'être sans fortune.

      Cette réponse rendit Ursule pensive: elle essuya ses larmes et dit à son parrain: – Si vous pouvez le sauver, sauvez-le, mon parrain; ce service vous donnera le droit de le conseiller: vous lui ferez des remontrances…

      – Et, dit le docteur en imitant le parler d'Ursule, il pourra venir ici, la vieille dame y viendra, nous les verrons, et…

      – Je ne songe en ce moment qu'à lui-même, répondit Ursule en rougissant.

      – Ne pense plus à lui, ma pauvre enfant; c'est une folie! dit gravement le docteur. Jamais madame de Portenduère, une Kergarouët, n'eût-elle que trois cents livres par an pour vivre, ne consentirait au mariage du vicomte Savinien de Portenduère, petit-neveu du feu comte de Portenduère, lieutenant général des armées navales du roi et fils du vicomte de Portenduère, capitaine de vaisseau, avec qui? avec Ursule Mirouët, fille d'un musicien de régiment, sans fortune, et dont le père, hélas! voici le moment de te le dire, était le bâtard d'un organiste, de mon beau-père.

      – O mon parrain! vous avez raison: nous ne sommes égaux que devant Dieu. Je ne songerai plus à lui que dans mes prières, dit-elle au milieu des sanglots que cette révélation excita. Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoin une pauvre fille comme moi? En prison, lui!

      – Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nous viendra-t-il en aide.

      Le

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