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un vaste rire sur la face camuse du Groenlandais. Sans perdre un moment, il tranche au niveau de l'orifice inférieur l'intestin, encore tout chaud, l'introduit dans sa bouche, et absorbe avec d'intraduisibles mouvements de tête et de cou.

      La bouche est pleine et les bajoues gonflées comme celles d'un singe dévalisant un verger.

      Ne pouvant plus, sous peine d'asphyxie, introduire un atome de substance, Oûgiouk, d'un second coup de tranche-lard, abat, au ras de ses lèvres, le bout de boyau, fait un violent effort de déglutition, et le paquet franchissant l'isthme du gosier, tombe dans les profondeurs insondables d'un estomac polaire.

      Puis il recommence, avec ce mouvement de va-et-vient familier aux canards, entonne une bouchée dont le volume ferait reculer un chien d'équarrisseur, bleuit quand la masse filandreuse pénètre dans le pharynx… et continue de plus belle.

      Tant et si bien que la tripaille entière, l'estomac compris, y passa sans encombre. En tout, une dizaine de kilogrammes.

      Souriant, heureux, épanoui, le brave Esquimau se frotte avec une béatitude comique le ventre, puis, se ravisant tout à coup, semble se dire:

      «Mais il y a encore de la place.

      «De quoi loger un dessert, une friandise, un rien.»

      L'épine dorsale de l'ourse est capitonnée, au niveau des reins, d'une couche de graisse jaune qui tire l'œil d'Oûgiouk.

      «Allons! les dernières bouchées, les meilleures, celles qui font la joie du gastronome, celles qu'on absorbe pour le divin plaisir de la gourmandise.»

      Et le Grand-Phoque arrache une pleine poignée de graisse encore tiède, emplit sa bouche, écouvillonne la charge avec ses doigts, et finit, après un tassement laborieux, par introduire jusqu'aux derniers vestiges.

      Les matelots témoins de ce festin qui eût fait frémir le bon Gargantua, le grand amateur de tripes, sont littéralement confondus, sauf les baleiniers, depuis longtemps édifiés sur les capacités d'une panse groenlandaise.

      Plume-au-Vent et Dumas n'en peuvent croire leurs yeux.

      Le cuisinier, pendant cet engloutissement qui n'a pas duré plus de cinq minutes, est passé par les phases de la surprise, de l'étonnement, puis de la stupeur.

      On l'entend murmurer:

      «C'est pas un hôme… c'est un puits… un gouffre… un abîme…

      – N'est-ce pas, hein! Dumas.

      «Je ne connais, moi, que mon fourneau de chauffe pour être aussi vorace.

      «Et encore!

      – Et c'est du monde! pécaïre!

      – Ça y ressemble, tout de même.»

      Puis, s'adressant au bonhomme qui essuie ses mains à sa face, il ajoute:

      «Dites donc, monsieur Untel, si le cœur vous en dit, je vous emmènerai après la campagne.

      «Je veux vous conduire aux restaurants à trente-deux sous, là où l'on donne du pain à discrétion.

      «Fiche mon billet que vous aurez du succès, et que le patron fera une de ces têtes!..»

      Le digne Oûgiouk, comme s'il eût compris et apprécié l'offre du Parisien, sourit en signe d'aquiescement, lui tend sa patte huileuse, puis, avisant une place libre entre deux rouleaux de cordages, s'allonge, ferme les yeux et se met à ronfler.

      Pendant cet épisode répugnant, mais authentique, la Gallia qui s'est avancée vers le Nord-Ouest, a trouvé les eaux libres et réussi enfin à franchir la baie de Melville.

      Ce n'est pas à dire pour cela que la mer soit débarrassée des glaces flottantes. Mais, les floes en dérive ne sont plus soudés ensemble, leur contexture n'est plus aussi rigide, ni leurs bords aussi vifs. La débâcle est sans doute commencée un peu plus haut, car la neige est fondue en partie, et les hummocks, dont les croupes émergent des plaques horizontales, laissent suinter de minces filets d'eau.

      De loin en loin apparaissent de gros icebergs dont les pointes, émoussées sous l'action incessante du soleil qui ne descend jamais au-dessous de l'horizon, se sont mamelonnées en grosses protubérances d'aspect débonnaire.

      La glace n'a plus sa physionomie rechignée des jours froids. On la sent mollir, s'adoucir, se faire moins inhospitalière, se laisser pénétrer par l'alanguissante senteur du renouveau qui plane sur le désert arctique.

      La mer, d'un bleu turquoise, moutonne gaiement au pied des blocs en dérive, dont la base transparaît comme un cristal sous le flot qui la désagrège. Au-dessus, le ciel, d'un azur intense, forme un fond sur lequel se détachent étrangement, presque sans perspective, et avec une singulière crudité, les masses bleuâtres, çà et là plaquées de blanc mat.

      Une véritable symphonie de bleu et de blanc à désespérer un peintre et à faire hurler notre public habitué à d'autres aspects, surtout à d'autres conventions.

      Rien qui puisse reposer l'œil ou le distraire de cette énervante monotonie qui n'est pas sans charmes, et de cette incessante mobilité qui transforme, à chaque minute, le tableau invariablement composé des mêmes éléments, et toujours semblable à lui-même.

      De temps en temps, cet étrange paysage fait de taches nacrées, mouvantes sur un fond de saphir, prend un peu d'animation. C'est une masse qui chavire brusquement dans un remous, oscille et continue à dériver avec sa lenteur immuable. C'est aussi une plaque de neige qui se décolle et glisse dans la mer avec un petit clapotement très doux, à peine perceptible. Puis l'apparition de phoques à la figure bonasse, qui batifolent avec des gestes de nageurs savourant avec béatitude leur première pleine eau. Puis encore des oiseaux qui, abandonnant résolument leurs hivernages du Sud, s'en vont à tire-d'aile vers le Septentrion, se posent un moment sur la croupe d'un iceberg, et repartent effrayés par la toux saccadée de la machine. Les canards, les oies, les eiders accourent en bandes innombrables, puis des essaims bruyants de grives d'eau, de tourne-pierres, de bruants des neiges et de canuts. Ces derniers ont même déjà quitté leur livrée grise d'hiver, pour la rutilante parure des jours d'été.

      Et quand parfois, à la vue de gros nuages blancs produits par la condensation des brumes du Nord, qui arrivent en flocons détachés glissant sur l'azur céleste, l'œil se porte involontairement sur l'azur des flots constellé de glaces dérivant languissamment, on se demande si l'on se trouve en présence d'images réelles ou si l'on n'est pas le jouet d'un mirage.

      Le 8 juin, la Gallia se trouvait enfin par le travers du cap York, dont les falaises, revêtues de glaces, coupaient à une grande hauteur la ligne d'horizon.

      Le soixante-quinzième parallèle venait d'être franchi, et la Gallia naviguait définitivement dans les eaux du Nord qui s'étendent depuis le cap jusqu'à l'entrée du détroit de Smith.

      Le capitaine, plein d'espoir, comptait arriver en trois jours au cap Alexandre, célèbre par l'hivernage du docteur Hayes qui donna au fiord, où s'abrita en 1860 (par 78° 15′), son navire, le nom de Port-Foulque.

      Trois degrés en trois jours, ce n'était point être exigeant, surtout si la mer conservait son calme, l'atmosphère sa sérénité. Mais, hélas! qui peut répondre non seulement du lendemain, mais encore de l'heure à venir, sous une latitude où les variations les plus inattendues se produisent instantanément.

      A mesure qu'elle s'avance vers le Nord-Ouest, pour doubler le cap Atholl, la Gallia rencontre des glaces de plus en plus nombreuses. Une désagréable facétie de la mer libre qui, loin de justifier son nom, est aussi encombrée que la baie de Melville.

      Peu à peu, la température, jusque-là si clémente, s'abaisse de plusieurs degrés, le vent qui soufflait du Sud tourne au Nord, et le baromètre subit une dépression considérable.

      Ne voulant pas risquer d'être pris par un grain en vue des abruptes falaises qui s'étendent jusqu'au petit détroit de Wolstenholme, le capitaine fit forcer de vapeur, quitte à heurter les icebergs, et mit résolument le cap sur les îles Carry, où il espérait trouver la mer entièrement débarrassée.

      Il

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