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je l’avoue. Que l’on puisse n’en pas tenir compte, je le nie.

      »Un seul homme, vois-tu, Picrate, eut ici-bas le privilège de vivre une vie neuve, de l’arranger à sa guise et d’en goûter la parfaite fraîcheur: c’est Adam!

      »Je songe souvent à lui. J’imagine qu’il dut lui être exquis de vivre sans que nulle hérédité lui donnât le sentiment qu’il ressassait. Il a vu le premier lever de l’aube, il a vu le premier printemps. Il s’est enivré des premières fleurs et du baiser de la première femme. Il lui était impossible de rien prévoir; son ingénuité protégeait sa ferveur du désastre de l’habitude, et il allait de surprise en surprise: il put s’émerveiller sans cesse. La douleur même lui dut être charmante. Il ignorait qu’elle fût la douleur; il ignorait la signification des larmes: qui sait s’il ne leur trouva pas une saveur délicieuse? Il ne dépendait que de soi; rien n’était, autour de lui, galvaudé. Chacune de ses impressions lui appartenait et ne s’altérait pas d’un vieil usage séculaire. Telle fut sa destinée unique.

      »Ses fils héritèrent de lui son expérience; il leur avait déjà gâté la nouveauté de vivre. Lui-même n’en profita qu’une saison, sans doute. Il s’accoutuma vite à ses entours. Il eut bientôt la certitude qu’un jour suivrait une nuit achevée; l’aube cessa de l’étonner et dès lors perdit son principal attrait.

      »La douceur de vivre la vie nouvelle est ce qu’on nomme, en langage biblique, le paradis terrestre, – lequel ne pouvait être qu’éphémère. – Adam fut chassé de ce beau paradis, c’est-à-dire que l’habitude avait gâté son fin bonheur. La faute originelle, irrémédiable, fut d’avoir vécu. Elle se transmit de génération en génération, de par l’hérédité funeste. Et le paradis terrestre est fermé pour jamais. D’aventureux rêveurs en ont cherché la porte, inutilement.

      »Excuse-moi, Picrate, d’avoir recours à des symboles de l’ancienne Loi. Fais-moi l’amitié de ne crier point, là-dessus: «A bas la calotte!» En échange de quoi je te concède que cet Adam, que je suppose, est une hypothèse désuète. Si tu y tiens, j’accorde qu’il fut une espèce de brute, incapable de profiter de son incomparable privilège. Traitons-le d’anthropopithèque et n’en parlons plus.

      »Mais, si je renonce volontiers aux termes de ma métaphore, je n’abandonne pas mes conclusions, et j’insiste, Picrate, pour que tu prennes conscience du passé.

      – Pas du tout! – s’écria Picrate. – Le passé, je le supprime. L’avenir seul me préoccupe. Je suis un homme de progrès, et tu es un homme de réaction.

      – Crois-tu?

      – Je ne crois pas, je suis sûr!

      – Cela revient au même, – fit observer Siméon; – entre tes assurances et mes présomptions, il n’y a que la différence de nos tempéraments: la certitude est l’opinion des nervoso-sanguins, comme le probabilisme est la philosophie des lymphatiques. Omettons, si tu veux, les particularités du vocabulaire et limitons à l’essentiel notre dispute … Tu m’appelles réactionnaire et me traites de clérical. Ton erreur me désole et m’amuse. Elle me prouve combien vous autres, les libres-penseurs, êtes pourvus d’un caractère religieux. Votre secte est intransigeante comme les sectes rivales, et vous dites aussi: «Quiconque n’est point avec moi est contre moi.» C’est le point de départ de tout évangile.

      »Tu me dis clérical parce que je m’applique à parler doucement des vieux rêves humains, parce que j’embaume avec sollicitude le souvenir de mes ferveurs et de mes puériles cosmologies. Que veux-tu?.. Une colère pareille à celle qui t’exalte serait la marque d’un moindre détachement.

      »Mon nihilisme est souriant et se plaît à une sorte de déférence impartiale et courtoise pour l’universelle erreur.

      »Tu me trouves une particulière indulgence à l’égard des dogmes que tu combats. C’est esprit de justice, tout simplement. En présence d’un clérical, je parlerais de tes dogmes avec aménité. Conclus que j’ai le goût de la contradiction. Je l’avoue. Elle donne, au total, un assez bon résultat; elle tient compte de la thèse et de l’antithèse et dispose l’esprit à éviter les solutions catégoriques.

      »Enfin, si j’ai peut-être une légère préférence pour les dogmes les plus anciens, c’est qu’ils ont passé depuis longtemps l’ère des violences. Ils se sont assagis peu à peu; ils renoncent à l’offensive, ayant assez à faire de se défendre. Ils ont cessé d’être provocants; ils ne demandent plus qu’à être laissés tranquilles… Ne les agacez pas, ils dorment.

      »Mais si vous les éveillez en sursaut, ils vous grifferont. Voilà votre fâcheuse imprudence, à vous autres, les énergumènes.

      »Je ne vous aime pas. Votre succès récent vous a rendus intrépides et farouches; vos ardeurs m’offensent. Vous êtes à l’âge ingrat. La sagesse de l’esprit et la douceur du geste ne vous sont pas encore venues …

      – Et moi – dit Picrate – je te déteste!

      – Tu as tort, – répliqua Siméon, – de me détester pour des divergences d’opinion. Plus tard, Picrate, tu sauras que nulle idée ne vaut la peine qu’on lui sacrifie un ami. Tant que la science ne sera pas achevée, ni la bisbille des métaphysiciens terminée, aimons-nous provisoirement, au delà des systèmes.

       IV

      SUITE DE L’HISTOIRE DE SIMÉON

      Siméon dit à Picrate, un soir:

      – Les jeunes hommes de Platon, qui méditaient de discourir sur quelque thème ingénieux, choisissaient un paysage qui convînt à leurs propos. Et, par exemple, pour épiloguer de l’âme immortelle et de ses destinées magnifiques, un bois sacré auprès d’un fleuve aux belles rives leur offrait l’asile charmant d’une ombre fraîche et peuplée de légendes.

      »Il m’aurait plu, Picrate, quand je voulais te raconter mon enfance dévote et sans joie, de t’emmener vers le parvis d’une cathédrale ancienne, d’installer ton chariot contre un arc-boutant de pierre grise, roussie par endroits de soleil et lavée de pluies séculaires. Je n’avais pas de cathédrale à ma portée; et toi, tu n’aurais pas toléré ce voisinage clérical.

      »Mais aujourd’hui, pour te narrer ma vie de collège, quel paysage conviendrait à la mélancolie de ce propos? Celui-ci, somme toute, illogique, absurde et fou!.. C’est un favorable hasard. Vois quel désordre, ce soir de fête nationale, bouleverse autour de nous ce carrefour et ce cabaret vulgaire où nous nous sommes réfugiés. Des tambours, des clairons se font martiaux en pure perte. Cette foule paraît secouée d’un étrange délire que ne motive pas suffisamment la prise d’une Bastille, à l’époque des rois. Illuminations fâcheuses: les couleurs en sont criardes et les courbes mal ordonnées. Il me semble que les auteurs de nos programmes scolaires ont dû travailler au milieu de ce vacarme inepte: ainsi s’expliquerait la merveilleuse incohérence de leurs idées.

      »Ma grand’mère mourut, et je fus placé comme interne dans un lycée parisien. Lequel? Peu importe, puisqu’ils sont tous pareils; tu sais que l’uniformité de l’enseignement sur toute la surface du territoire est la grande pensée – stupide! – d’un temps qui aima la centralisation. Je te dis, Picrate, qu’en dépit de nos toquades variées et de nos fougues, nous sommes, en ce pays, simplistes souverainement. Un ministre, jadis, se réjouissait de déclarer, montre en main, qu’à cette heure exacte tous les garçons de quatorze ou quinze ans, provençaux, bretons, lorrains ou auvergnats, à qui leurs parents ou l’État pouvaient offrir le luxe d’une éducation classique, composaient en version latine: de cette manière, ils se préparaient tous identiquement aux plus dissemblables existences. En fait, ils ne se préparaient à rien du tout. Mais ils composaient en version latine, et cela suffisait à ravir l’orgueil ministériel. On range, chez nous, les enfants dans des classes numérotées, comme tel maniaque range sa bibliothèque selon la reliure de ses livres: cela met des poèmes libertins à côté de contes édifiants, du Royer-Collard à côté du Thomas Graindorge

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