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Picrate, – mort aux curés!

      – Je vois – continua Siméon – que tu tiens à tes opinions. C’est une assez bonne chose, qui parfois suscite des héros, des confesseurs et des martyrs, toutes personnes qui résolument ont limité leur rêverie et sacrifié à l’orgueil de la certitude le plaisir de la dialectique. C’est un don. Le scepticisme en est un autre. Le dogmatisme est plus fécond en actes d’énergie; le scepticisme est une source d’idéologies plus belles.

      Picrate s’agitait. Siméon lui dit:

      – Tu es sur le point de crier encore: «A bas la calotte!» Cela est convenu, enregistré. Ne te fatigue pas à de telles répétitions. Laisse-moi plutôt te pourvoir de plusieurs motifs d’humilité. Cette doctrine que tu préconises si fougueusement t’est commune avec une quantité d’imbéciles. Elle est à la portée de bien du monde. As-tu vu quelquefois, à la procession Dolet, la figure de tes camarades? Ne te contrarie-t-elle pas? Ce sont des gens qui mangent du curé de la façon la plus irréfléchie. Ils ont exprimé toute leur philosophie quand ils ont prononcé ces quatre mots: «A bas la calotte!»

      – Mais enfin, ça veut dire quelque chose, ces quatre mots! – objecta Picrate, avec impatience.

      – Quelque chose – répondit Siméon – de rudimentaire. Ils affirment qu’ils sont libres penseurs. Je les crois, en effet, libres de toute pensée. Par ailleurs, ils ressassent, en des estaminets, de vieilles diatribes anticléricales, dépourvues d’intérêt … Tu as, Picrate, de fâcheux coreligionnaires …

      – Je n’admets pas – gronda Picrate – que tu dises: «coreligionnaires», puisque nous réprouvons, en principe, toute religion. A bas, disons-nous, toutes les calottes!

      – Mais non!.. Vous substituez un dogme à un autre. Vous avez une religion: c’est bien là le comique de votre aventure. Une vieille religion, traditionnelle presque autant que l’autre. Vous remontez au delà de ce pauvre Dolet, que vous attifez si plaisamment en précurseur. Et même il vous parut indispensable d’avoir vos martyrs: c’est à quoi vous servit encore ce même Dolet, médiocre sire que bientôt vous diviniserez. Il eut maille à partir avec des tribunaux ecclésiastiques: telle fut l’origine, pour lui, d’une renommée sur laquelle il ne comptait pas. Ses délits, de nos jours, relèveraient de la correctionnelle, tout simplement, et il ne tirerait du fait de sa condamnation banale aucun profit posthume. Mais vous avez organisé sa légende et, en somme, son évangile … Votre foi se contente d’affirmations gratuites; elle se définit en peu de mots; elle se refuse à toute discussion; elle est intolérante, cruelle, tracassière: elle est une véritable religion …

      – Secondement, – reprit Picrate, qui suivait son idée et n’écoutait pas son interlocuteur, – secondement, si tu blagues la figure des libres penseurs, c’est donc que tu n’as point regardé des Ignorantins?..

      – J’en ai vu de piteux, – dit Siméon, – je l’accorde.

      – Piteux?.. Pouah! leur bedaine qui bombe sous la robe, leur frimousse tondue, leurs cheveux trop longs, leurs yeux hypocrites qui lorgnent à droite et à gauche, jamais en face!.. N’est-ce pas une pitié de les voir conduire, à travers les rues, le misérable troupeau des gamins qu’on leur donne à éduquer, qu’ils abêtissent et rendent pareils à eux? Pauvres petits êtres! On déforme leur intelligence, on leur impose une croyance qu’ils n’ont pas choisie. C’est un abus de pouvoir, c’est un viol!

      – Picrate, laisse-moi t’interrompre pour aller plus loin que toi dans ce sens.

      »Un vieux maître que j’eus, et qui était un savant digne d’estime, a écrit: «Heureux les peuples qui n’ont pas de livres sacrés!» C’est une belle et morne parole, plus tragique de se trouver où il l’a mise, dans la préface d’une histoire de la Scolastique. L’ouvrage entier la commente, et de la plus émouvante manière. Car peut-être sais-tu, Picrate, de quel poids ont pesé sur l’esprit de notre moyen âge l’Ancien Testament et le Nouveau. Tout essor intuitif était empêché par l’autorité du texte; toute hardiesse de la dialectique était contenue par la rigueur du dogme. Ah! si jamais la lettre fut meurtrière, c’est bien alors. Pour s’évader de cette discipline âpre et jalouse, il fallut que l’on inventât un curieux stratagème mental: ce procédé nommé allégorie et qui dédouble, en quelque sorte, la pensée. De mauvais écrivains, depuis, l’ont employé pour le ridicule ornement de leur style. Mais, au temps dont je te parle, sous le règne de Philippe-Auguste ou de saint Louis, l’allégorie était un moyen de libération prudente, auquel devaient recourir les plus audacieux idéologues et qui devint la forme de leur jugement. On s’astreignait, d’une part, aux servitudes nécessaires et, de l’autre, on manifestait le plus possible d’indépendance. Certes, une telle contrainte est funeste au fier épanouissement des âmes vives. Et c’est pourquoi l’esprit médiéval nous apparaît comme si tourmenté, contourné, souffrant, dénué d’allégresse et de joyeuse spontanéité … Oui, heureux les peuples qui n’ont pas de livres sacrés!..

      – Tu vois bien! – s’écria Picrate.

      – Je vois bien – reprit Siméon. – Oui, je vois bien qu’il est terrible pour un peuple tel qu’était le nôtre au temps de Philippe-Auguste ou de saint Louis, de subir la lourde oppression d’un culte oriental, transcrit en latin par les successeurs ecclésiastiques des Césars quelque mille ans plus tôt. Ce culte qui s’imposait si violemment n’était pas fait pour nous; il n’était pas né sur notre sol, et il ne répondait pas à nos aspirations particulières, à nos besoins. Il venait du dehors, en conquérant; et sa tyrannie fut, à cause de cela, plus gênante. Seulement, Picrate, disons: «Heureux les peuples qui n’auraient pas de livres sacrés!..» Car ils en ont tous. Cherche avec moi, dans l’histoire des civilisations. Eh bien?.. il y a les Grecs, que Renan définit: «le seul miracle de l’histoire». Platon, dans son Timée, raconte à leur sujet une anecdote merveilleuse et que je t’engage à méditer. Donc, Timée visita l’Égypte, – l’Égypte millénaire, emmaillottée de traditions, comme de leurs bandelettes ses momies. – Il rencontra le prêtre d’un temple très ancien. Ce vieil homme lui dit: «Vous êtes des enfants, vous, les Grecs, vous êtes la jeunesse du monde; tandis que nous, un immémorial passé nous accable. Chez nous, rien ne s’est aboli au cours de la durée. Nos temples et nos bibliothèques conservent éternellement les plus lointains souvenirs. Vous avez eu, vous, le déluge de Deucalion qui ravagea et rénova tout le pays; il ne laissa subsister que les pâtres, au sommet des montagnes, les pâtres étrangers aux Muses et qui ne savent pas l’histoire. Chez nous, le Nil déborde avec régularité; il épargne nos monuments. Aussi sommes-nous vieux et êtes-vous, ô Grecs, des enfants …»

      »Cet admirable discours, d’un si délicieux anarchisme, est poignant. Songe, Picrate, qu’il nous fait remonter à plus de quatre siècles avant notre ère: alors déjà l’on s’attristait de la vieillesse de la Terre!

      »Or, aujourd’hui, le soin des savants a trouvé que les Grecs eux-mêmes, ce peuple privilégié, subit l’influence des civilisations orientales, qu’il leur doit, en bonne partie, sa religion, que l’hellénisme n’est pas autochtone comme il se vantait de l’être.

      »Ainsi s’atténue et se gâte le «seul miracle de l’histoire». Picrate, il n’y a pas de miracle dans l’histoire. Un fait la domine toute: la survivance des idées bien au delà des hommes qui les inventèrent pour leur usage ou leur agrément. Après qu’elles n’ont plus de raison d’être, après que sont morts leurs promoteurs, après qu’ont changé les circonstances qui les légitimaient, elles demeurent, elles s’obstinent à régner …

      – Il faut qu’on les tue! – s’écria Picrate.

      – Seulement, – répliqua Siméon, – elles sont pareilles à ces monstres de la Fable, que l’on ne peut tuer et qui renaissent de leurs cadavres … M. Combes, ministre des Cultes et qui ne rêve que de les détruire tous, a dit un jour une parole pleine de sens: «On ne supprime pas, d’un trait de plume, quinze siècles d’histoire …» La vérité, Picrate, c’est qu’on ne supprime

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