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Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 1). Austen Jane
Читать онлайн.Название Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 1)
Год выпуска 0
isbn http://www.gutenberg.org/ebooks/33388
Автор произведения Austen Jane
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Edward Ferrars n'avait rien cependant de ce qui peut séduire au premier moment. Il n'était point beau; il avait peu de graces, et plutôt une espèce de gaucherie dans les manières, suite d'une excessive timidité; il avait besoin d'être encouragé, et ce n'était que dans une société intime qu'il pouvait plaire; il avait trop de défiance de lui-même, trop de réserve et de retenue pour le grand monde. Mais quand une fois il avait surmonté cette disposition naturelle, il devenait très-aimable, et tout indiquait chez lui un cœur ouvert, sensible et capable de tous les sentimens généreux. Il avait l'esprit simple, naturel et cultivé par une bonne éducation, mais il n'avait aucun talent brillant. Rien en lui ne pouvait répondre aux vœux de sa mère et de sa sœur, qui désiraient avec ardeur qu'il se distinguât… Par quoi? elles n'auraient pu le dire elles-mêmes positivement, par tout ce qui distingue un gentilhomme très-riche. Elles auraient voulu qu'il fît une grande figure dans le monde, d'une manière ou d'une autre, et qu'on parlât de lui. Madame Ferrars aurait désiré qu'il eût une opinion prononcée en politique, qu'il entrât dans le parlement, ou du moins qu'il se liât avec quelque orateur célébre en attendant qu'il le devînt lui-même. Madame John Dashwood se serait contentée que son frère fût cité par son élégance, par ses talens, ne fût-ce même que par celui de conduire un caricle de manière à faire effet. – Mais hélas! Edward n'aimait ni les grands hommes ni aucune des folies à la mode chez les jeunes gens. Toute son ambition, tous ses vœux se bornaient à une vie tranquille et retirée au sein du bonheur domestique; heureusement au reste pour sa mère et pour sa sœur, il avait un jeune frère qui promettait davantage: leur plus grand regret était qu'il ne fût pas l'aîné.
Edward se mettait si peu en avant, qu'il avait passé plusieurs semaines à Norland, sans attirer du tout l'attention de madame Dashwood. Tout occupée de sa douleur, elle vit seulement qu'il était tranquille, et qu'il ne cherchait pas à troubler son affliction par une gaîté importune ou par des conversations hors de propos. Elle fut ensuite prévenue en sa faveur par une réflexion d'Elinor qui remarquait un jour combien il ressemblait peu à Fanny; c'était la meilleure recommandation auprès de madame Dashwood. – Il suffit, dit-elle, qu'il ne ressemble pas à sa sœur pour faire son éloge; c'est dire qu'il est aimable, et pour cela seul je l'aime déja. – Je vous assure, maman, qu'il vous plaira quand vous le connaîtrez mieux. – Je n'en doute pas, mais que puis-je faire de plus que de l'aimer? – Vous l'estimerez. – Je n'ai jamais imaginé qu'on pût séparer l'estime de l'amitié. – Ni moi non plus, dit Elinor, et M. Edward Ferrars mérite l'une et l'autre.
De ce moment madame Dashwood commença à bâtir son château en Espagne, et à se rapprocher de ce jeune homme qui devait devenir son fils. Sa manière avec lui fut si tendre, si amicale, que bientôt toute réserve fut bannie et qu'il se montra tel qu'il était, avec tout son vrai mérite et son admiration pour Elinor. Il n'osa pas dire plus, mais la bonne mère acheva le reste dans sa pensée, et fut aussi convaincue de son ardent amour pour sa fille, que de toutes ses vertus. Sa tranquillité, sa froideur apparente, sa gravité si peu ordinaire à son âge, devinrent même à ses yeux un mérite de plus, quand elle vit que tout cela ne nuisait point à la chaleur réelle de son cœur et à la vivacité de ses sentimens. Elinor, pensait-elle, serait bien ingrate, si elle n'aimait pas ce bon jeune homme autant qu'elle en est aimée. Mais Elinor ne pouvait avoir un tort ni un défaut; elle n'a donc point d'ingratitude; elle éprouve aussi le sentiment qu'elle inspire. Ils sont égaux en vertus, en amour; que faut-il de plus? ils furent créés l'un pour l'autre: et voilà sa vive imagination aussi certaine de leur mariage, que si elle les avait vus devant l'autel.
– Dans quelques mois, ma chère Maria, dit-elle un jour à sa seconde fille, dans quelques mois notre Elinor sera probablement établie pour la vie; nous la perdrons, mais elle sera si heureuse!
– Ah, maman! comment pourrons-nous vivre sans elle? Elinor est notre ame, notre guide, notre tout dans ce monde.
– Ma chère enfant, ce sera à peine une séparation. Nous vivrons près d'elle, et nous pourrons nous voir tous les jours; vous gagnerez un second frère, un bon, un tendre frère; j'ai la plus haute opinion d'Edward… Mais vous êtes bien sérieuse, Maria, est-ce que vous désapprouvez le choix de votre sœur?
– J'avoue, dit Maria, que j'en suis au moins surprise. Edward est très-aimable, et comme un ami je l'aime tendrement. Mais cependant, ce n'est pas l'homme… Il manque quelque chose… Sa figure n'est point remarquable; il n'a point ces graces, cet attrait, que je m'attendais à trouver chez l'homme qui devait s'unir à ma sœur. Ses yeux sont grands, ils sont beaux peut-être, mais ils n'ont pas ce feu, cette expression qui annoncent à-la-fois la sensibilité et l'intelligence, et qui pénètrent dans le cœur. D'un autre côté, maman, je crains qu'il n'ait pas ce goût des beaux arts qui prouve une vraie sensibilité; la musique a peu d'attrait pour lui, et quoiqu'il admire beaucoup les dessins d'Elinor, ce n'est point l'admiration de quelqu'un qui s'y connaît. Il est évident que malgré toute son attention pendant qu'elle dessine, il n'y entend rien du tout; il admire au hasard plutôt son ouvrage que son talent, et comme un amoureux plutôt qu'en connaisseur: pour me satisfaire il faudrait qu'il fût tous les deux. Je ne pourrais pas être heureuse avec un homme qui ne partagerait pas en tout point mes sentimens, mes goûts; il faut qu'il voie, qu'il sente, qu'il juge exactement comme moi: la même lecture, le même dessin, la même musique, doivent saisir au même instant deux ames unies par une sympathie absolument nécessaire au bonheur. Ah, maman! avez vous entendu avec quelle monotonie, quel calme, Edward nous lisait hier les vers délicieux de Cowper? Je souffrais réellement pour ma sœur; elle le supportait avec une douceur incroyable! moi je pouvais à peine me contenir: entendre cette belle poésie qui m'a si souvent extasiée, l'entendre lire avec ce calme imperturbable, avec cette incroyable indifférence… Non, non, je ne concevrai jamais qu'on puisse aimer un homme qui lit de cette manière.
– Eh bien! ma chère Maria, je ne sais pourquoi cette manière me plaisait assez; j'entendais mieux les pensées que lorsque vous déclamez si vivement. Edward prononce si bien, il a un si beau son de voix, tant de simplicité. – Non, non, maman, ce n'est pas ainsi qu'on doit lire Cowper, et si Cowper ne l'anime pas, c'est qu'il ne peut être animé. Elinor ne sent pas comme moi sans doute, et peut-être, malgré cela, sera-t-elle heureuse avec lui; pour moi je ne pourrais l'être avec quelqu'un qui met si peu de feu et de sentiment dans sa lecture. Ah! maman, plus je connais le monde, et plus je suis convaincue que je ne rencontrerai jamais un homme que je puisse réellement aimer: il me faut trop de choses. Je voudrais les vertus d'Edward, ma vive sensibilité, et par-dessus, toutes les graces et toutes les perfections, dans la manière et dans l'extérieur: tout cela ne se trouvera jamais réuni.
– C'est difficile, il est vrai; mais vous n'avez que dix-huit ans, ma chère enfant, il n'est pas encore temps de désespérer d'un tel bonheur. Vous venez de me tracer le portrait de votre père quand il m'offrit son cœur et sa main, et toujours il m'a paru aussi parfait. Pourquoi seriez-vous moins heureuse que votre mère? puisse seulement votre félicité sur la terre être plus durable que la sienne.
Elles s'embrassèrent en versant des larmes, qui n'étaient pas sans douceur.
CHAPITRE IV
Quel dommage, Elinor, dit Maria à sa sœur, qu'Edward n'ait aucun goût pour le dessin!
– Aucun goût pour le dessin! pourquoi pensez-vous cela? Il ne dessine pas lui-même, il est vrai; mais il a le plus grand plaisir à voir de bons ouvrages en dessin et en peinture, et il sait les admirer. Je vous assure même qu'il a beaucoup de goût naturel pour cet art, quoiqu'il n'ait pas eu d'occasion de l'étudier. S'il l'avait entrepris, je crois qu'il aurait eu un vrai talent; il se défie de son propre jugement en cela