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ou seulement d'indiquer, la multitude d'aspects mélodiques et harmoniques sous lesquels Beethoven reproduit son thème; nous nous bornerons à en indiquer un d'une extrême bizarrerie, qui a servi de texte à bien des discussions, que l'éditeur français a corrigé dans la partition, pensant que ce fût une faute de gravure, mais qu'on a rétabli après un plus ample informé: les premiers et les seconds violons seuls tiennent en trémolo la seconde majeure si b, la b, fragment de l'accord de septième sur la dominante de mi bémol, quand un cor, qui a l'air de se tromper et de partir quatre mesures trop tôt, vient témérairement faire entendre le commencement du thème principal qui roule exclusivement sur les notes, mi, sol, mi, si. On conçoit quel étrange effet cette mélodie formée des trois notes de l'accord de tonique doit produire contre les deux notes dissonantes de l'accord de dominante, quoique l'écartement des parties en affaiblisse beaucoup le froissement; mais, au moment où l'oreille est sur le point de se révolter contre une semblable anomalie, un vigoureux tutti vient couper la parole au cor, et, se terminant piano sur l'accord de la tonique, laisse rentrer les violoncelles, qui disent alors le thème tout entier sous l'harmonie qui lui convient. A considérer les choses d'un peu haut, il est difficile de trouver une justification sérieuse à ce caprice musical3. L'auteur, dit-on, y tenait beaucoup cependant; on raconte même qu'à la première répétition de cette symphonie, M. Ries, qui y assistait, s'écria en arrêtant l'orchestre: «Trop tôt, trop tôt, le cor s'est trompé!» et que, pour récompense de son zèle, il reçut de Beethoven furieux une semonce des plus vives.

      Aucune bizarrerie de cette nature ne se présente dans le reste de la partition. La marche funèbre est tout un drame. On croit y trouver la traduction des beaux vers de Virgile, sur le convoi du jeune Pallas:

      Multa que præterea Laurentis præmia pugnæ

      Adgerat, et longo prædam jubet ordine duci.

      Post bellator equus, positis insignibus, Æthon

      It lacrymans, guttis que humectat grandibus ora.

      La fin surtout émeut profondément. Le thème de la marche reparaît, mais par fragments coupés de silences et sans autre accompagnement que trois coups pizzicato de contre-basse; et quand ces lambeaux de la lugubre mélodie, seuls, nus, brisés, effacés, sont tombés un à un jusque sur la tonique, les instruments à vent poussent un cri, dernier adieu des guerriers à leur compagnon d'armes, et tout l'orchestre s'éteint sur un point d'orgue pianissimo.

      Le troisième morceau est intitulé scherzo, suivant l'usage. Le mot italien signifie jeu, badinage. On ne voit pas trop, au premier coup d'œil, comment un pareil genre de musique peut figurer dans cette composition épique. Il faut l'entendre pour le concevoir. En effet, c'est bien là le rhythme, le mouvement du scherzo; ce sont bien des jeux, mais de véritables jeux funèbres, à chaque instant assombris par des pensées de deuil, des jeux enfin comme ceux que les guerriers de l'Iliade célébraient autour des tombeaux de leurs chefs.

      Jusque dans les évolutions les plus capricieuses de son orchestre, Beethoven a su conserver la couleur grave et sombre, la tristesse profonde qui devaient naturellement dominer dans un tel sujet. Le finale n'est qu'un développement de la même idée poétique. Un passage d'instrumentation fort curieux se fait remarquer au début, et montre tout l'effet qu'on peut tirer de l'opposition des timbres différents. C'est un si bémol frappé par les violons, et repris à l'instant par les flûtes et les hautbois en manière d'écho. Bien que le son soit répercuté sur le même degré de l'échelle, dans le même mouvement et avec une force égale, il résulte cependant de ce dialogue une différence si grande entre les mêmes notes, qu'on pourrait comparer la nuance qui les distingue à celle qui sépare le bleu du violet. De telles finesses de tons étaient tout à fait inconnues avant Beethoven, c'est à lui que nous les devons.

      Ce finale si varié est pourtant fait entièrement avec un thème fugué fort simple, sur lequel l'auteur bâtit ensuite, outre mille ingénieux détails, deux autres thèmes dont l'un est de la plus grande beauté. On ne peut s'apercevoir, à la tournure de la mélodie, qu'elle a été pour ainsi dire extraite d'une autre. Son expression au contraire est beaucoup plus touchante, elle est incomparablement plus gracieuse que le thème primitif, dont le caractère est plutôt celui d'une basse et qui en tient fort bien lieu. Ce chant reparaît, un peu avant la fin, sur un mouvement plus lent et avec une autre harmonie qui en redouble la tristesse. Le héros coûte bien des pleurs. Après ces derniers regrets donnés à sa mémoire, le poëte quitte l'élégie pour entonner avec transport l'hymne de la gloire. Quoique un peu laconique, cette péroraison est pleine d'éclat, elle couronne dignement le monument musical. Beethoven a écrit des choses plus, saisissantes peut-être que cette symphonie, plusieurs de ses autres compositions impressionnent plus vivement le public, mais, il faut le reconnaître cependant, la Symphonie héroïque est tellement forte de pensée et d'exécution, le style en est si nerveux, si constamment élevé, et la forme si poétique, que son rang est égal à celui des plus hautes conceptions de son auteur. Un sentiment de tristesse grave et pour ainsi dire antique me domine toujours pendant l'exécution de cette symphonie; mais le public en paraît médiocrement touché. Certes, il faut déplorer la misère de l'artiste qui, brûlant d'un tel enthousiasme, n'a pu se faire assez bien comprendre même d'un auditoire d'élite, pour l'élever jusqu'à la hauteur de son inspiration. C'est d'autant plus triste que ce même auditoire, en d'autres circonstances, s'échauffe, palpite et pleure avec lui; il se prend d'une passion réelle et très-vive pour quelques-unes de ses compositions également admirables, il est vrai, mais non plus belles que celle-ci cependant; il apprécie à leur juste valeur l'allegretto en la mineur de la septième symphonie, l'allegretto scherzando de la huitième, le finale de la cinquième, le scherzo de la neuvième; il paraît même fort ému de la marche funèbre de la symphonie dont il est ici question (l'héroïque); mais quant au premier morceau, il est impossible de se faire illusion, j'en ai fait la remarque depuis plus de vingt ans, le public l'écoute presque de sang-froid; il y voit une composition savante et d'une assez grande énergie; au delà… rien. Il n'y a pas de philosophie qui tienne; on a beau se dire qu'il en fut toujours ainsi en tous lieux et pour toutes les œuvres élevées de l'esprit, que les causes de l'émotion poétique sont secrètes et inappréciables, que le sentiment de certaines beautés dont quelques individus sont doués, manque absolument chez les masses, qu'il est même impossible qu'il en soit autrement… Tout cela ne console pas, tout cela ne calme pas l'indignation instinctive, involontaire, absurde, si l'on veut, dont le cœur se remplit, à l'aspect d'une merveille méconnue, d'une si noble composition, que la foule regarde sans voir, écoute sans entendre, et laisse passer près d'elle sans presque détourner la tête, comme s'il ne s'agissait que d'une chose médiocre ou commune. Oh! c'est affreux de se dire, et cela avec une certitude impitoyable: Ce que je trouve beau est le beau pour moi, mais il ne le sera peut-être pas pour mon meilleur ami; celui dont les sympathies sont ordinairement les miennes sera affecté d'une tout autre manière; il se peut que l'œuvre qui me transporte, qui me donne la fièvre, qui m'arrache des larmes, le laisse froid, ou même lui déplaise, l'impatiente…

      La plupart des grands poëtes ne sentent pas la musique ou ne goûtent que les mélodies triviales et puériles; beaucoup de grands esprits, qui croient l'aimer, ne se doutent même pas des émotions qu'elle fait naître. Ce sont de tristes vérités, mais ce sont des vérités palpables, évidentes, que l'entêtement de certains systèmes peut seul empêcher de reconnaître. J'ai vu une chienne qui hurlait de plaisir en entendant la tierce majeure tenue en double corde sur le violon, elle a fait des petits sur qui la tierce, ni la quinte, ni la sixte, ni l'octave, ni aucun accord consonnant ou dissonant, n'ont jamais produit la moindre impression. Le public, de quelque manière qu'il soit composé, est toujours, à l'égard des grandes conceptions musicales, comme cette chienne et ses chiens. Il a certains nerfs qui vibrent à certaines résonnances, mais cette organisation, tout incomplète qu'elle soit, étant inégalement répartie et modifiée à l'infini, il s'ensuit qu'il y a presque folie à compter sur tels moyens de l'art plutôt que sur tels autres, pour agir sur lui; et que le compositeur n'a rien de mieux à faire que d'obéir aveuglément à son sentiment propre, en se résignant d'avance à toutes les

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<p>3</p>

A quelque point de vue que l'on se place, si c'est là réellement une intention de Beethoven, et s'il y a quelque chose de vrai dans les anecdotes qui circulent à ce sujet, il faut convenir que ce caprice est une absurdité.