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travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

       MUSIQUE 1

      MUSIQUE, art d'émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et doués d'organes spéciaux et exercés. Définir ainsi la musique, c'est avouer que nous ne la croyons pas, comme on dit, faite pour tout le monde. Quelles que soient en effet ses conditions d'existence, quels qu'aient jamais été ses moyens d'action, simples ou composés, doux ou énergiques, il a toujours paru évident à l'observateur impartial qu'un grand nombre d'individus ne pouvant ressentir ni comprendre sa puissance, ceux-là n'étaient pas faits pour elle, et que par conséquent elle n'était point faite pour eux.

      La musique est à la fois un sentiment et une science; elle exige de la part de celui qui la cultive, exécutant ou compositeur, une inspiration naturelle et des connaissances qui ne s'acquièrent que par de longues études et de profondes méditations. La réunion du savoir et de l'inspiration constitue l'art. En dehors de ces conditions, le musicien ne sera donc qu'un artiste incomplet, si tant est qu'il mérite le nom d'artiste. La grande question de la prééminence de l'organisation sans étude sur l'étude sans organisation, qu'Horace n'a pas osé résoudre positivement pour les poëtes, nous paraît également difficile à trancher pour les musiciens. On a vu quelques hommes parfaitement étrangers à la science produire d'instinct des airs gracieux et même sublimes, témoin Rouget de l'Isle et son immortelle Marseillaise; mais ces rares éclairs d'inspiration n'illuminant qu'une partie de l'art, pendant que les autres, non moins importantes, demeurent obscures, il s'ensuit, eu égard à la nature complexe de notre musique, que ces hommes en définitive ne peuvent être rangés parmi les musiciens: ILS NE SAVENT PAS.

      On rencontre plus souvent encore des esprits méthodiques, calmes et froids, qui, après avoir étudié patiemment la théorie, accumulé les observations, exercé longuement leur esprit et tiré tout le parti possible de leurs facultés incomplètes, parviennent à écrire des choses qui répondent en apparence aux idées qu'on se fait vulgairement de la musique, et satisfont l'oreille sans la charmer, et sans rien dire au cœur ni à l'imagination. Or, la satisfaction de l'ouïe est fort loin des sensations délicieuses que peut éprouver cet organe; les jouissances du cœur et de l'imagination ne sont pas non plus de celles dont on puisse faire aisément bon marché; et comme elles se trouvent réunies à un plaisir sensuel des plus vifs dans les véritables œuvres musicales de toutes les écoles, ces producteurs impuissants doivent donc encore, selon nous, être rayés du nombre des musiciens: ILS NE SENTENT PAS.

      Ce que nous appelons musique est un art nouveau, en ce sens qu'il ne ressemble que fort peu, très-probablement, à ce que les anciens peuples civilisés désignaient sous ce nom. D'ailleurs, il faut le dire tout de suite, ce mot avait chez eux une acception tellement étendue, que loin de signifier simplement, comme aujourd'hui, l'art des sons, il s'appliquait également à la danse, au geste, à la poésie, à l'éloquence, et même à la collection de toutes les sciences. En supposant l'étymologie du mot musique dans celui de muse, le vaste sens que lui donnaient les anciens s'explique naturellement; il exprimait et devait exprimer, en effet, ce à quoi président les Muses. De là les erreurs où sont tombés, dans leurs interprétations, beaucoup de commentateurs de l'antiquité. Il y a pourtant dans le langage actuel une expression consacrée, dont le sens est presque aussi général. Nous disons: l'art, en parlant de la réunion des travaux de l'intelligence, soit seule, soit aidée par certains organes, et des exercices du corps que l'esprit a poétisés. De sorte que le lecteur qui dans deux mille ans trouvera dans nos livres cette phrase devenue le titre banal de bien des divagations: «De l'état de l'art en Europe au dix-neuvième siècle» devra l'interpréter ainsi: «De l'état de la poésie, de l'éloquence, de la musique, de la peinture, de la gravure, de la statuaire, de l'architecture, de l'action dramatique, de la pantomime et de la danse en Europe au dix-neuvième siècle.» On voit qu'à l'exception près des sciences exactes, auxquelles il ne s'applique pas, notre mot art correspond fort bien au mot musique des anciens.

      Ce qu'était chez eux l'art des sons proprement dit, nous ne le savons que fort imparfaitement. Quelques faits isolés, racontés peut-être avec une exagération dont on voit journellement des exemples analogues, les idées boursouflées ou tout à fait absurdes de certains philosophes, quelquefois aussi la fausse interprétation de leurs écrits, tendraient à lui attribuer une puissance immense, et une influence sur les mœurs telle, que les législateurs devaient, dans l'intérêt des peuples, en déterminer la marche et en régler l'emploi. Sans tenir compte des causes qui ont pu concourir à l'altération de la vérité à cet égard, et en admettant que la musique des Grecs ait réellement produit sur quelques individus des impressions extraordinaires, qui n'étaient dues ni aux idées exprimées par la poésie, ni à l'expression des traits ou de la pantomime du chanteur, mais bien à la musique elle-même et seulement à elle, le fait ne prouverait en aucune façon que cet art eût atteint chez eux un haut degré de perfection. Qui ne connaît la violente action des sons musicaux, combinés de la façon la plus ordinaire, sur les tempéraments nerveux dans certaines circonstances? Après un festin splendide, par exemple, quand excité par les acclamations enivrantes d'une foule d'adorateurs, par le souvenir d'un triomphe récent, par l'espérance de victoires nouvelles, par l'aspect des armes, par celui des belles esclaves qui l'entouraient, par les idées de volupté, d'amour, de gloire, de puissance, d'immortalité, secondées de l'action énergique de la bonne chère et du vin, Alexandre, dont l'organisation d'ailleurs était si impressionnable, délirait aux accents de Timothée, on conçoit très-bien qu'il n'ait pas fallu de grands efforts de génie de la part du chanteur pour agir aussi fortement sur cette sensibilité portée à un état presque maladif.

      Rousseau, en citant l'exemple plus moderne du roi de Danemark, Erric, que certains chants rendaient furieux au point de tuer ses meilleurs domestiques, fait bien observer, il est vrai, que ces malheureux devaient être beaucoup moins que leur maître sensibles à la musique; autrement il eût pu courir la moitié du danger. Mais l'instinct paradoxal du philosophe se décèle encore dans cette spirituelle ironie. Eh! oui, sans doute, les serviteurs du roi danois étaient moins sensibles à la musique que leur souverain! Qu'y a-t-il là d'étonnant? Ne serait-il pas fort étrange au contraire qu'il en eût été autrement? Ne sait-on pas que le sens musical se développe par l'exercice? que certaines affections de l'âme, très-actives chez quelques individus, le sont fort peu chez beaucoup d'autres? que la sensibilité nerveuse est en quelque sorte le partage des classes élevées de la société, quand les classes inférieures, soit à cause des travaux manuels auxquels elles se livrent, soit pour toute autre raison, en sont à peu près dépourvues? et n'est-ce pas parce que cette inégalité dans les organisations est incontestable et incontestée, que nous avons si fort restreint, en définissant la musique, le nombre des hommes sur lesquels elle agit.

      Cependant Rousseau, tout en ridiculisant ainsi ces récits des merveilles opérées par la musique antique, paraît en d'autres endroits leur accorder assez de croyance pour placer beaucoup au-dessus de l'art moderne cet art ancien que nous connaissons à peine et qu'il ne connaissait pas mieux que nous. Il devait certes, moins que personne, déprécier les effets de la musique actuelle, car l'enthousiasme avec lequel il en parle partout ailleurs prouve qu'ils étaient sur lui d'une intensité des moins ordinaires. Quoi qu'il en soit, et en jetant seulement nos regards autour de nous, il sera facile de citer, en faveur du pouvoir de notre musique, des faits certains, dont la valeur est au moins égale à celle des anecdotes douteuses des anciens historiens. Combien de fois n'avons-nous pas vu à l'audition des chefs-d'œuvre de nos grands maîtres, des auditeurs agités de spasmes terribles, pleurer et rire à la fois, et manifester tous les symptômes du délire et de la fièvre! Un jeune musicien provençal, sous l'empire des sentiments passionnés qu'avait fait naître en lui la Vestale du Spontini, ne put supporter l'idée de rentrer dans notre monde prosaïque, au sortir du ciel de poésie qui venait de lui être ouvert; il prévint par lettres ses amis de son dessein, et après avoir encore entendu le chef-d'œuvre, objet de son admiration extatique, pensant avec raison qu'il avait atteint le maximum de la somme de bonheur réservée à l'homme sur la terre, un soir, à la porte de l'Opéra, il se brûla la cervelle.

      La célèbre cantatrice, madame Malibran, entendant pour la première fois, au Conservatoire, la symphonie en ut mineur de Beethoven, fut saisie de convulsions telles, qu'il fallut l'emporter hors de la salle. Vingt fois nous avons vu, en pareil cas,

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Ce chapitre fut publié il y a une vingtaine d'années dans un livre qui n'existe plus et dont divers fragments sont reproduits dans ce volume. Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de le retrouver avant de nous suivre dans l'étude analytique, que nous allons entreprendre, de quelques chefs-d'œuvre célèbres de l'art musical.

H. B.