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ses croisettes bénites par le curé, attachées en faisceau et légères sur l'épaule, il avait continué la route vers la vallée de l'Aron où le château de la Vaucreuse se voit de loin, tout blanc parmi les prés. La châtelaine n'était jamais absente quand on avait besoin de lui parler. C'était la vieille madame Jacquemin, marchant doux, parlant doux, et plus volontaire que dix hommes ensemble. Quand Gilbert longea les murs des étables, avant même qu'il l'eût vue venir, elle était là, examinant la bête qu'on lui livrait et la figure du bouvier. Quand elle eut bien regardé et palpé la taure, immobile dans la cour pavée, en vue du château, elle leva sa petite tête de chef, gloussa un moment, ce qui était sa façon de rire et dit:

      – Mais, te voilà fleuri comme un genêt, Gilbert Cloquet! Seize ans! C'est l'âge où vous commencez à être des petits hommes, c'est-à-dire pas grand'chose de bon. Heureusement tu ressembles à ta mère, toi, mon garçon. Tâche de lui ressembler complètement, car c'est une honnête créature, bien près de Dieu, travailleuse et délicate pour tous ceux qui ne le sont pas.

      Elle avait ensuite tapé sur la croupe de la taure:

      – Mène-la à l'étable, à présent. Au revoir! Gilbert était resté sans répondre, car les paroles lui remuaient trop le cœur, et il regardait s'en aller la dame fluette, tout en noir, et qui avait la figure aussi nette et aussi blanche qu'un osselet.

      A quelques années de là, – il allait prendre ses vingt ans, – s'étant rendu à la grande foire du 11 novembre à Saint-Saulge, la foire aux veaux, celle dont les marchands de bestiaux ont coutume de dire: «Il n'y a en France qu'une Saint-Martin», il avait rencontré, au détour d'une rue, le marquis de Meximieu qui arrivait en voiture. Le marquis, alors lieutenant de dragons, élégant, taille fine, épaules d'athlète, lui avait jeté les guides et dit, avec ce sourire qui ajoute tant aux paroles, et qu'ils ont tous chez les Meximieu:

      – Garde ma jument, Gilbert, veux-tu? Je n'ai confiance qu'en des hommes comme toi, qui sont de chez nous. Je te retrouverai en face de l'hôtel Touchevier.

      En face de l'hôtel Touchevier, près de la vieille église gothique tout incrustée de boutiques borgnes, Gilbert avait attendu, tenant la bride de la jument. Et après une heure, «Monsieur Philippe», comme on disait à Fonteneilles, était revenu et avait donné cent sous au gars de la Vigie, cent sous avec une poignée de main et un regard de bonne humeur qui valaient bien cent autres sous. Malheureusement, le marquis n'habitait pas le pays, et ne s'occupait que de toucher les fermages et le prix des coupes de bois: il était officier, en garnison, loin, très loin.

      Et ç'avait été toute la part que Gilbert avait prise à la vie des «autorités» de la paroisse, et toute la lumière directe qui lui permettait de les juger. Heureusement pour lui, il n'avait pas eu le temps de lire, car n'ayant aucun guide, ni aucun moyen de choisir, il aurait eu toute chance de gâter sa raison, qu'il avait saine et point fumeuse.

      A cette époque et depuis un an déjà, il était premier domestique de la ferme de M. Honoré Fortier, sous les ordres du bassecourier. Sa moustache blonde et relevée en croc; ses yeux bleus dans lesquels il n'y avait point de peur, ni des hommes, ni des choses; son visage aux joues plates et rousselées comme un pampre mûr; sa haute taille; sa jeunesse peu causante, qui s'exprimait en force, dans la hardiesse de la marche, dans le port de la tête bien droite sur les épaules, dans le geste sûr des deux mains saisissant les bras de la charrue, ou levant, à bout de fourche, une double gerbe de blé comme un paquet de jonc creux, sa gaieté calme, quand, au repos, il observait l'herbe drue dans les héritages de la Vigie; sa réputation de garçon rangé, bien payé, et qui avait su faire de grosses économies; son habileté de braconnier, peu soucieux des gardes et qui offrait un lièvre aux plus jolies danseuses, au lendemain des apports; tout cet ensemble d'énergie, de santé et de succès plaisait aux filles de Fonteneilles et des villages voisins.

      Plus d'une déjà l'avait laissé voir, et souvent, quand il s'en allait, à la brune, le corps penché en avant, les pieds raidis par le charruage, suivant le harnais qui rentrait et longeait les «traces»: «Bonsoir, disaient-elles, monsieur Gilbert! Viendrez-vous dimanche à Fonteneilles? – Ça dépend», disait-il. De quoi? Il ne le disait pas. Et par-dessus les épines, les coiffes blanches suivaient le harnais qui s'en allait, le gars songeant comme ses bœufs.

      Gilbert, quand les hommes causaient autour de lui, continuait de se taire, à moins que la conversation ne portât sur les choses du métier, car on le voyait alors âpre et bien parlant. Mais ce qu'il entendait dire de la religion, de la morale, ou des riches, ou de la politique, le gênait dans son honnêteté ignorante. Il abandonnait peu à peu des habitudes ou des idées qu'il avait eues, sans éclat, et sans se vanter comme d'autres du changement, car il n'était pas sûr de bien faire en changeant de la sorte. Sa bonne foi était grande. Il cédait à de petites raisons et à l'universel entraînement, parce que son esprit n'avait que peu d'amour, et que sa force était sans direction. C'est ainsi qu'il avait d'abord espacé ses visites, puis tout à fait quitté son ancienne coutume de descendre à Fonteneilles le dimanche matin, pour la messe. La petite mère Cloquet, debout sur la haute marche de l'escalier de l'église, tournée vers la place, attendait vainement, chaque dimanche, jusqu'au dernier son mourant de la cloche. Elle priait, elle vieillissait, et Dieu sans doute pourvoirait. Gilbert ne craignait pas les gardes-chasse, mais il redoutait tout l'appareil de l'État inconnu, invisible, présent par les affiches, la conscription, les gendarmes, le percepteur qui s'arrêtait une fois par mois à l'auberge de Fonteneilles, et par les nouvelles qui venaient jusqu'à la Vigie. Les journaux, achetés irrégulièrement, les jours de foire, ou à des colporteurs, ou au bureau de tabac, étaient lus d'abord par M. Fortier, par madame Fortier, par la servante, puis par le ménage des bassecouriers auxquels on les passait; enfin, réduits à l'état de chiffons et les lettres toutes estompées par le frottement des mains, des tables, ils étaient emportés, le soir, dans les bauges, et lus à la lueur des lanternes rondes, par les domestiques, qui lisaient surtout le feuilleton, à cause des histoires de femmes, et les faits divers de la région. Le reste n'était que parcouru, et il n'en demeurait, dans l'esprit des hommes, qu'une espèce de brume ardente, un sentiment de mécompte, et l'envie du changement. Une seule notion subsistait dans l'esprit anémié de Gilbert: l'idée de justice. Il ne l'étendait qu'au monde bien borné que ses yeux pouvaient voir; mais, dans ses relations d'homme à homme, dans sa conduite quotidienne, et dans sa manière de juger les autres, il montrait une sorte de passion pour elle. Plusieurs morts de sa race l'avaient sans doute aimée: il l'avait dans le sang, cette soif de l'équité qui s'exaltait parfois jusqu'à la révolte. S'il voyait un de ses camarades faire un mauvais labour, il devenait rouge de colère, et remettait lui-même les bœufs dans le sillon. S'il entendait les journaliers de la Vigie, ou les hommes de Fonteneilles, tous bûcherons aux mois d'hiver, se vanter d'avoir triché dans le façonnage du bois, – les fraudes étaient nombreuses, mauvais empilage de la moulée, baliveaux réservés dont l'ouvrier efface la marque rouge, bois qu'on n'«énote» pas, cordes bourrées d'éclats de bois, bottes d'écorces garnies à l'intérieur de pelures d'arbres coupées à la serpe; – il disait tout haut: «Celui qui a fait cela est un mauvais ouvrier.» Et ni les ricanements, ni les grognements, ni les injures ne le faisaient se déjuger. Quant aux menaces, il ne les entendait jamais, tant elles étaient dites à voix basse, car il avait des poings dont on avait peur, et une manière de regarder en face qui promettait une suite à toute provocation.

      Cette humeur rude et combattive le mit aux prises, plus d'une fois, avec le patron, qui commandait brièvement et n'admettait pas de discussion. Les domestiques plus jeunes que lui, dans ces occasions, ne manquaient pas d'insinuer: «Pars donc, Gilbert, fais régler ton compte et va-t'en!» Et trois fois au moins il avait dit: «Je partirai.» Mais, à chaque fois, l'amour obscur et profond qu'il avait pour la Vigie, et aussi la pensée que ce maître autoritaire était juste habituellement, l'avaient fait rester. M. Honoré Fortier, s'il ne l'exprimait pas, prouvait cependant, en toute occasion, la confiance qu'il avait dans l'expérience et dans la probité de son premier domestique. Quand il devait expédier des bœufs à Paris, il les faisait accompagner par le toucheur bien connu dans la contrée, le père Toutpetit qui, deux fois par semaine, de juin à fin novembre, conduisait à la Villette des wagons de bestiaux, et rapportait le prix aux éleveurs dans de petits sacs de toile cachetés avec de la cire rouge.

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