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peu plus loin, il entendit encore:

      – Tu me fais tort, tu manques à la justice!

      Alors, Gilbert tourna la tête, furieux:

      – Je vous défends de dire cela! cria-t-il. J'use de mon droit; je ne vous fais pas de tort! Vous me remplacerez!

      Mais la voix répliqua, d'en bas:

      – Au jour d'aujourd'hui, les bons domestiques ne peuvent être remplacés. Oui, tu me fais grand tort, et, parce que tu t'en vas sans raison, tu manques à la justice!

      Au-dessus des sillons, les mots s'éparpillèrent, et les hommes ne se parlèrent plus.

      Ce soir-là, Gilbert fit, pour la dernière fois, le chemin qui mène de la ferme au village. Le cœur lui battait quand il approcha du Pas-du-Loup. Il y avait, après le chaud du jour, un engourdissement de toute la terre. Les feuilles de tremble elles-mêmes étaient en paix. L'homme descendait, dans une joie d'orgueil, ne regrettant rien, saluant la maison invisible, enveloppée par les futaies. «Je verrai donc grandir ma petite», disait-il. Une petite fille lui était née, quatre ans plus tôt. Il l'aimait passionnément, mais, de toute la semaine, ne la voyait guère qu'endormie, partant trop tôt, rentrant trop tard pour trouver éveillés les yeux de la petite Marie. Elle avait été l'une des raisons, la seule qu'il s'avouât à lui-même, de la résolution qu'il venait de prendre. Quand il arriva dans la futaie, la petite jouait sur le pas de la porte. Elle tournait le dos. Le père l'enleva dans ses bras, effarouchée, et la baisa bruyamment.

      – Petite Marie, c'est un journalier qui t'embrasse! Tu me connaîtras, à présent!»

      Une ère nouvelle commença donc pour Gilbert Cloquet. Il avait trente ans. Sa force était connue, sa probité de travailleur aussi: on le demanda tout de suite, dans les fermes, dans les bois. Il eut plus de journées que n'importe lequel de ses nombreux compagnons qui louaient leurs bras. Le régisseur de M. de Meximieu l'engagea pour les foins; d'autres le louèrent pour la moisson. Il fut «son maître»; du moins il crut l'être, et il peina durement, mais plus joyeusement qu'à la Vigie. Le mauvais côté de ce métier de travailleur à la journée ou à la semaine, ce n'était pas le perpétuel changement de travail et de cantonnement, – Gilbert aimait la comparaison qu'il faisait ainsi entre les gens et entre les terres du pays, – c'étaient les chômages, et ce fut aussi, bien vite, le prix trop bas de l'embauchage. Du 15 novembre au milieu de mars, bon ouvrier comme il l'était, il trouvait bien cinquante journées à faire dans les bois. En avril, on le louait dans les fermes, pour aider aux labours de printemps et au cassage des mottes, mais c'était un mauvais mois. En mai, il retournait en forêt, avec sa femme quand elle voulait bien le suivre, pour l'abatage et l'écorçage des baliveaux de chêne; puis venaient les grandes semaines des récoltes, les foins en juin, les blés et les avoines en juillet; puis des temps d'accalmie et de repos forcé; et en cherchant, en se proposant çà et là pour la récolte des pommes de terre et pour les semailles d'automne, il gagnait la Toussaint, la saison où, avec ses compagnons, il s'enfonçait de nouveau dans le bois. Saison dure, mais où l'on vivait avec les compagnons, et que Gilbert aimait.

      Il fallait faire souvent trois ou quatre kilomètres, matin et soir, pour gagner le chantier et pour en revenir. Quand le père rentrait, dans la nuit toujours, car on finissait le travail vers cinq heures, un peu avant le coucher du soleil, l'enfant disait:

      – Vous aimez trop le bois, papa!

      Il l'enlevait à bout de bras, la tournait vers la flamme de l'âtre, afin de voir la joie jeune au fond des yeux que l'enfant avait bridés, vivants et couleur de hêtre en automne, et il répondait en riant:

      – C'est pour que vous ne travailliez ni l'une ni l'autre que je travaille dur, ma petite Marie!

      Dans la pièce unique qui occupait tout l'espace entre les quatre murs de la maison, – deux lits au fond, une grande cheminée dans le mur de droite, une grande armoire montant en face jusqu'aux solives, une porte et une fenêtre sur la route forestière, quelques ustensiles de ménage pendus à des clous, une huche où l'on serrait les provisions de bouche, un baril de vin calé sur deux bûches fendues, – l'homme ne demeurait jamais longtemps. Le travail l'attirait au loin, et aussi la vie entre hommes, qui devient une habitude, une école et vite une tyrannie.

      On causait, en se rendant au travail, par les lignes des bois, en revenant le soir avec la lance sur l'épaule, et aussi à midi, quand tous les bûcherons de la coupe se réunissaient par groupes à l'abri des cordes de moulée, et ouvraient les gibecières pour déjeuner. Gilbert, qui avait le prestige de la taille et la réputation d'un caractère indépendant, était très écouté. On le prenait pour juge, souvent, dans les contestations entre les ouvriers et les commis assermentés qui les surveillaient au nom des marchands de bois. Il se plaignait tout haut, – les autres le faisaient tout bas, – que le salaire fût insuffisant. Un franc cinquante par jour, c'était trop peu, c'était injuste. Et cela encore lui donnait un ascendant sur ses compagnons. Il ne gagnait pas plus que chez M. Fortier, mais la liberté de la vie, et la variété du travail, enlevaient le regret du passé à ce grand bûcheron qui sentait sa jeunesse sûre du lendemain et influente dans le domaine des égaux.

      La santé de la Cloquette, qui n'avait jamais été bonne, empirait assez vite. La pauvre femme, minée par un mal sournois, devenait pâle et mince comme un cierge. Elle perdait ses cheveux, ses dents qui lui donnaient son éclatant sourire, et jusqu'au goût de la toilette. La petite Marie, au contraire, plus jolie encore que n'avait été sa mère, élancée, blonde, fraîche avec des yeux vite irrités et charmants quand ils étaient doux, poussait comme un chêne de bordure. Le père ne connaissait rien d'aussi beau qu'elle. Il était, lui si rude avec les hommes, la faiblesse même devant elle. Il la gâtait. Il disait pour s'excuser:

      – Je suis trop souvent dehors, pour avoir le droit de la faire pleurer quand je la vois. Tu as tout le temps de te faire aimer d'elle, toi, la femme; moi, je n'ai que l'heure de mon souper.

      Quand elle eut dix ans, elle fit, avec les autres enfants de son âge, la première communion. Ce fut une grande fête, et une grande dépense pour les Cloquet. Gilbert avait voulu que Marie fût la mieux habillée du bourg, et la Cloquette avait fait travailler les lingères de Corbigny.

      Le matin de la fête, au premier son qui partit du clocher de Fonteneilles et déferla sur la forêt, les quatre voisins des Cloquet, leurs femmes et leurs enfants, c'est-à-dire les Justamond, le père Dixneuf, les Lappe et les Ravoux, sortirent dans le chemin pour contempler Marie en blanc. Ils dirent tous: «Elle est mignonne», mais il n'y eut que la mère Justamond qui l'embrassa avec l'émotion que donne l'intelligence de la religion. Elle murmura quelque chose à l'oreille de l'enfant, qui répondit oui, discrètement. Marie était tout occupée à relever son voile et sa robe, et à marcher bien droit, pour ne pas mettre dans les ornières ses pieds chaussés de souliers blancs. La mère, tous les dix pas, recommandait: «Va pas te salir, Marie!» Il avait plu pendant la nuit. Des gouttes en retard tombaient, de grosses gouttes paresseuses, sur le voile et sur les cheveux ondulés avec peine. Entre les deux falaises de futaies, Marie marchait devant; le père et la mère suivaient, l'un à droite, l'autre à gauche, endimanchés. Gilbert avait même pris le haut de forme qu'on ne met que dans les solennités. Et on aurait dit des chrétiens, dans l'église, un peu plus tard, à les voir silencieux, graves, émus même et regardant souvent la petite, qui était à la seconde place du premier rang, derrière son cierge; mais l'émotion était toute paternelle, maternelle, humaine, et pareille à celle des parents qui conduisent leur fille à son premier bal. Après la messe, et quand le curé, un vieillard courtois et timide, gagné à l'inertie par le désespoir de la vaincre, rentra au presbytère, il trouva dans l'allée sablée la famille Cloquet, qui venait lui offrir ses hommages et des brioches commandées au boulanger du pays. Les brioches lui parurent si grosses qu'il s'en réjouit d'abord, comme d'une preuve de dévotion. Il remercia.

      – C'est que, voyez-vous, monsieur le curé, dit Cloquet en caressant sa barbe blonde, nous n'avons jamais eu à nous plaindre de vous; et j'ai voulu vous le marquer. C'est mon habitude de ne point être en retard avec ceux qui sont de nos amis.

      – Je n'en suis pas assez, de vos amis, Gilbert Cloquet, mais la pensée est bonne quand même.

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