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pour soi; les fruits de la culture commune sont rapportés fidèlement dans les magasins publics, d’où l’on distribue à chacun ce qui lui est nécessaire pour sa nourriture, son habillement et l’entretien de son ménage; l’homme dans la vigueur de l’âge nourrit par son travail l’enfant qui vient de naître; et lorsque le temps a usé ses forces, il reçoit de ses concitoyens les mêmes services dont il leur a fait l’avance; les maisons particulières sont commodes, les édifices publics sont beaux; le culte est uniforme et scrupuleusement suivi; ce peuple heureux ne connaît ni rangs ni conditions, il est également à l’abri des richesses et de l’indigence. Telles ont dû paraître et telles me paraissaient les missions dans le lointain et l’illusion de la perspective. Mais, en matière de gouvernement, un intervalle immense sépare la théorie de l’administration. J’en fus convaincu par les détails suivants que m’ont faits unanimement cent témoins oculaires.

      L’étendue du terrain que renferment les missions peut être de deux cents lieues du nord au sud, de cent cinquante de l’est à l’ouest, et la population y est d’environ trois cent mille âmes, des forêts immenses y offrent des bois de toute espèce, de vastes pâturages y contiennent au moins deux millions de têtes de bestiaux; de belles rivières vivifient l’intérieur de cette contrée et y appellent partout la circulation et le commerce. Voilà le local, comment y vivait-on? Le pays était, comme nous l’avons dit, divisé en paroisses, et chaque paroisse régie par deux jésuites, l’un curé, l’autre son vicaire. La dépense totale pour l’entretien des peuplades entraînait peu de frais, les Indiens étant nourris, habillés, logés du travail de leurs mains; la plus forte dépense allait à l’entretien des églises construites et ornées avec magnificence. Le reste du produit de la terre et tous les bestiaux appartenaient aux jésuites qui, de leur côté, faisaient venir d’Europe les outils des différents métiers, des vitres, des couteaux, des aiguilles à coudre, des images, des chapelets, de la poudre et des fusils. Leur revenu annuel consistait en coton, suifs, cuirs, miel et surtout en maté, plante mieux connue sous le nom d’herbe du Paraguay, dont la compagnie faisait seule le commerce, et dont la consommation est immense dans toutes les Indes espagnoles où elle tient lieu de thé.

      Les Indiens avaient pour leurs curés une soumission tellement servile que non seulement ils se laissaient punir du fouet à la manière du collège, hommes et femmes, pour les fautes publiques, mais qu’ils venaient eux-mêmes solliciter le châtiment des fautes mentales.

      Dans chaque paroisse les Pères élisaient tous les ans des corrégidors et des capitulaires chargés des détails de l’administration. La cérémonie de leur élection se faisait avec pompe le premier jour de l’an dans le parvis de l’église, et se publiait au son des cloches et des instruments de toute espèce. Les élus venaient aux pieds du Père curé recevoir les marques de leur dignité qui ne les exemptait pas d’être fouettés comme les autres.

      Leur plus grande distinction était de porter des habits, tandis qu’une chemise de toile de coton composait seule le vêtement du reste des Indiens de l’un et l’autre sexe.

      La fête de la paroisse et celle du curé se célébraient aussi par des réjouissances publiques, même par des comédies; elles ressemblaient sans doute à nos anciennes pièces qu’on nommait mystères.

      Le curé habitait une maison vaste, proche de l’église elle avait attenant deux corps de logis dans l’un desquels étaient les écoles pour la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture et les ateliers de différents métiers; l’Italie leur fournissait les maîtres pour les arts, et les Indiens apprennent, dit-on, avec facilité; l’autre corps de logis contenait un grand nombre de jeunes filles occupées à divers ouvrages sous la garde et l’inspection des vieilles femmes: il se nommait le Guatiguasu ou le séminaire. L’appartement du curé communiquait intérieurement avec ces deux corps de logis.

      Ce curé se levait à cinq heures du matin, prenait une heure pour l’oraison mentale, disait sa messe à six heures et demie, on lui baisait la main à sept heures, et l’on faisait alors la distribution publique d’une once de maté par famille. Après sa messe, le curé déjeunait, disait son bréviaire, travaillait avec les corrégidors dont les quatre premiers étaient ses ministres, visitait le séminaire, les écoles et les ateliers; s’il sortait, c’était à cheval et avec un grand cortège; il dînait à onze heures seul avec son vicaire, restait en conversation jusqu’à midi, et faisait la sieste jusqu’à deux heures; il était renfermé dans son intérieur jusqu’au rosaire, après lequel il y avait conversation jusqu’à sept heures du soir; alors le curé soupait; à huit heures il était censé couché.

      Le peuple cependant était depuis huit heures du matin distribué aux divers travaux soit de la terre, soit des ateliers, et les corrégidors veillaient au sévère emploi du temps; les femmes filaient du coton; on leur en distribuait tous les lundis une certaine quantité qu’il fallait rapporter filé à la fin de la semaine; à cinq heures et demie du soir on se rassemblait pour réciter le rosaire et baiser encore la main du curé; ensuite se faisait la distribution d’une once de maté et de quatre livres de bœuf pour chaque ménage qu’on supposait être composé de huit personnes; on donnait aussi du maïs. Le dimanche on ne travaillait point, l’office divin prenait plus de temps; ils pouvaient ensuite se livrer à quelques jeux aussi tristes que le reste de leur vie.

      On voit par ce détail exact que les Indiens n’avaient en quelque sorte aucune propriété et qu’ils étaient assujettis à une uniformité de travail et de repos cruellement ennuyeuse. Cet ennui, qu’avec raison on dit mortel, suffit pour expliquer ce qu’on nous a dit: qu’ils quittaient la vie sans la regretter, et qu’ils mouraient sans avoir vécu. Quand une fois ils tombaient malades, il était rare qu’ils guérissent; et lorsqu’on leur demandait alors si de mourir les affligeait, ils répondaient que non, et le répondaient comme des gens qui le pensent. On cessera maintenant d’être surpris de ce que, quand les Espagnols pénétrèrent dans les missions, ce grand peuple administré comme un couvent témoigna le plus grand désir de forcer la clôture. Au reste, les jésuites nous représentaient ces Indiens comme une espèce d’hommes qui ne pouvait jamais atteindre qu’à l’intelligence des enfants; la vie qu’ils menaient empêchait ces grands enfants d’avoir la gaieté des petits.

      La Compagnie s’occupait du soin d’étendre les missions lorsque le contrecoup d’événements passés en Europe vint renverser dans le Nouveau Monde l’ouvrage de tant d’années et de patience. La cour d’Espagne, ayant pris la résolution de chasser les jésuites, voulut que cette opération se fît en même temps dans toute l’étendue de ses vastes domaines. Cevallos fut rappelé de Buenos Aires et don Francisco Bucarelli nommé pour le remplacer. Il partit instruit de la besogne à laquelle on le destinait et prévenu d’en différer l’exécution jusqu’à de nouveaux ordres qu’il ne tarderait pas à recevoir. Le confesseur du roi, le comte d’Aranda et quelques ministres étaient les seuls auxquels fut confié le secret de cette affaire. Bucarelli fit son entrée à Buenos Aires au commencement de 1767.

      Lorsque dom Pedro Cevallos fut arrivé en Espagne, on expédia au marquis de Bucarelli un paquebot chargé des ordres tant pour cette province que pour le Chili, où ce général devait les faire passer par terre. Ce bâtiment arriva dans la rivière de la Plata au mois de juin 1767 et le gouverneur dépêcha sur-le-champ deux officiers, l’un au vice-roi du Pérou, l’autre au président de l’audience du Chili, avec les paquets de la cour qui les concernaient. Il songea ensuite à répartir ses ordres dans les différents lieux de sa province où il y avait des jésuites, tels que Cordoue, Mendoze, Corrientes, Santa Fe, Salta, Montevideo et le Paraguay. Comme il craignit que, parmi les commandants de ces divers endroits, quelques-uns n’agissent pas avec la promptitude, le secret et l’exactitude que la cour désirait, il leur enjoignit, en leur adressant ses ordres, de ne les ouvrir que le jour qu’il fixait pour l’exécution, et de ne le faire qu’en présence de quelques personnes qu’il nommait: gens qui occupaient dans les mêmes lieux les premiers emplois ecclésiastiques et civils. Cordoue surtout l’intéressait; c’était dans ces provinces la principale maison des jésuites et la résidence habituelle du provincial.

      C’est là qu’ils formaient et qu’ils instruisaient dans la langue et les

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