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commença :

      – «Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience d’un homme dans un rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la Nue sortit la Matière primitive. C’était une eau bourbeuse, noire, glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires.»

      «Puis la Matière se condensa. Elle devint un oeuf. Il se rompit. Une moitié forma la terre, l’autre le firmament. Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent ; et, au fracas de la foudre, les animaux intelligents s’éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère étoilée ; Khamon rayonna dans le soleil ; Melkarth, avec ses bras, le poussa derrière Gadès ; les Kabyrim descendirent sous les volcans, et Rabbetna, telle qu’une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau.»

      – «Et après ?» dit-elle.

      Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus hautes ; mais le désir de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant à moitié, reprit :

      – «Elle inspire et gouverne les amours des hommes.»

      – «Les amours des hommes !» répéta Salammbô rêvant.

      – «Elle est l’âme de Carthage» , continua le prêtre ; «et bien qu’elle soit partout épandue, c’est ici qu’elle demeure, sous le voile sacré.»

      – «O père !» s’écria Salammbô, «je la verrai, n’est-ce pas ? tu m’y conduiras ! Depuis longtemps j’hésitais ; la curiosité de sa forme me dévore. Pitié ! secours-moi ! partons !»

      Il la repoussa d’un geste véhément et plein d’orgueil.

      – «Jamais ! Ne sais-tu pas qu’on en meurt ? Les Baals hermaphrodites ne se dévoilent que pour nous seuls, hommes par l’esprit, femmes par la faiblesse. Ton désir est un sacrilège ; satisfais-toi avec la science que tu possèdes !»

      Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre ses oreilles en signe de repentir ; et elle sanglotait, écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et d’humiliation. Schahabarim, debout, restait plus insensible que les pierres de la terrasse. Il la regardait de haut en bas frémissante à ses pieds, il éprouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu’il ne pouvait, lui non plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un vent froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.

      Tout à coup il aperçut à l’horizon derrière Tunis, comme des brouillards légers, qui se traînaient contre le sol ; puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans les tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des lances, des boucliers parurent. C’était l’armée des Barbares qui s’avançait sur Carthage.

      Chapitre 4. Sous les murs de Carthage

      Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles, essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l’armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer.

      On ferma les portes. Les Barbares, presque aussitôt, parurent ; mais ils s’arrêtèrent au milieu de l’isthme, sur le bord du lac.

      D’abord ils n’annoncèrent rien d’hostile. Plusieurs s’approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la terreur était grande.

      Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé soigneusement d’un manteau et dont la figure disparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant de grandes heures à regarder l’aqueduc, et avec une telle persistance, qu’il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme l’accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.

      Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l’isthme : d’abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, et enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à double étage. Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d’autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d’orge et les harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre. Des tours s’élevaient sur le second étage, toutes garnies de créneaux et qui portaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus à des crampons.

      Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses des fourneaux d’argile pour cuire la saumure.

      Par-derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs, diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des distances inégales ; d’innombrables ruelles s’entrecroisant la coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues ; elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans énormes, – à demi couverts de fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes, comme des fleuves sous des ponts.

      La colline de l’Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments. C’étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d’azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux frontons ; les volutes se déroulaient entre les colonnades ; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait l’un sur l’autre en se cachant à demi, d’une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées.

      Derrière l’Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordé de tombeaux, s’allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habitations s’espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait jusqu’au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait toutes les nuits.

      Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine.

      De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours ; ils se disputaient sur l’emplacement des temples. Celui de Khamon, en face des Syssites, avait des tuiles d’or ; Melkarth, à la gauche d’Eschmoûn, portait sur sa toiture des branches de corail ; Tanit, au-delà, arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre ; le noir Moloch était au bas des citernes, du côté du phare. L’on voyait à l’angle des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots ; et le bleu de la mer s’étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées.

      Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains : les boutiques de boissons chaudes fumaient, l’air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au Soleil chantaient sur les terrasses, les boeufs que l’on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et, dans l’enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait drapé d’un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu.

      Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l’admiraient, ils l’exécraient, ils auraient voulu

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