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en dissertant sur sa généalogie, et en prouvant à ces deux prêtres que notre race était la plus pure, la plus illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l’Allemagne, du côté des femmes particulièrement. L’abbé l’écoutait avec patience et notre chapelain avec révérence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas l’écouter du tout, l’interrompit avec un peu de vivacité:

      – Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites quelques illusions sur la prééminence de notre famille. Il est vrai que la noblesse et les titres de nos ancêtres remontent assez haut dans le passé; mais une famille qui perd son nom, qui l’abjure en quelque sorte, pour prendre celui d’une femme de race et de religion étrangère, renonce au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidèle à la gloire de son pays.

      Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l’abbé avait paru ouvrir l’oreille, elle crut devoir y répondre.

      – Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien souvent d’illustres maisons se rendre, à bon droit, plus illustres encore, en joignant à leur nom celui d’une branche maternelle, afin de ne pas priver leurs hoirs de l’honneur qui leur revenait d’être issus d’une femme glorieusement apparentée.

      – Mais ce n’est pas ici le cas d’appliquer cette règle, reprit Albert avec une ténacité à laquelle il n’était point sujet. Je conçois l’alliance de deux noms illustres. Je trouve fort légitime qu’une femme transmette à ses enfants son nom accolé à celui de son époux. Mais l’effacement complet de ce dernier nom me paraît un outrage de la part de celle qui l’exige, une lâcheté de la part de celui qui s’y soumet.

      – Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesse avec un profond soupir, et vous appliquez la règle plus mal à propos que moi. Monsieur l’abbé pourrait croire, en vous entendant, que quelque mâle, dans notre ascendance, aurait été capable d’une lâcheté; et puisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais à peine instruit, vous n’auriez pas dû faire une pareille réflexion à propos des événements politiques… déjà bien loin de nous, Dieu merci!

      – Si ma réflexion vous inquiète, je vais rapporter le fait, afin de laver notre aïeul Withold, dernier comte de Rudolstadt, de toute imputation injurieuse à sa mémoire. Cela paraît intéresser ma cousine, ajouta-t-il en voyant que je l’écoutais avec de grands yeux, tout étonnée que j’étais de le voir se lancer dans une discussion si contraire à ses idées philosophiques et à ses habitudes de silence. Sachez donc, Amélie, que notre arrière-grand-père Wratislaw n’avait pas plus de quatre ans lorsque sa mère Ulrique de Rudolstadt crut devoir lui infliger la flétrissure de quitter son véritable nom, le nom de ses pères, qui était Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moi portons aujourd’hui, vous sans en rougir, et moi sans m’en glorifier.

      – Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fort mal à l’aise, de rappeler des choses si éloignées du temps où nous vivons.

      – Il me semble, reprit Albert, que ma tante a remonté bien plus haut dans le passé en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je ne sais pas pourquoi l’un de nous, venant par hasard à se rappeler qu’il est bohême, et non pas saxon d’origine, qu’il s’appelle Podiebrad, et non pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais goût en parlant d’événements qui n’ont guère plus de cent vingt ans de date.

      – Je savais bien, observa l’abbé qui avait écouté Albert avec un certain intérêt, que votre illustre famille était alliée, dans le passé, à la royauté nationale de George Podiebrad; mais j’ignorais qu’elle en descendît par une ligne assez directe pour en porter le nom.

      – C’est que ma tante, qui sait dessiner des arbres généalogiques, a jugé à propos d’abattre dans sa mémoire l’arbre antique et vénérable dont la souche nous a produits. Mais un arbre généalogique sur lequel notre histoire glorieuse et sombre a été tracée en caractères de sang, est encore debout sur la montagne voisine.

      Comme Albert s’animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage de mon oncle paraissait s’assombrir, l’abbé essaya de détourner la conversation, bien que sa curiosité fût fort excitée. Mais la mienne ne me permit pas de rester en si beau chemin.

      – Que voulez-vous dire, Albert? m’écriai-je en me rapprochant de lui.

      – Je veux dire ce qu’une Podiebrad ne devrait pas ignorer, répondit-il. C’est que le vieux chêne de la pierre d’épouvante, que vous voyez tous les jours de votre fenêtre, Amélie, et sous lequel je vous engage à ne jamais vous asseoir sans élever votre âme à Dieu, a porté, il y a trois cents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desséchés qu’il a peine à produire aujourd’hui.

      – C’est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effaré, et j’ignore qui a pu l’apprendre au comte Albert.

      – La tradition du pays, et peut-être quelque chose de plus certain encore, répondit Albert. Car on a beau brûler les archives des familles et les documents de l’histoire, monsieur le chapelain; on a beau élever les enfants dans l’ignorance de la vie antérieure; on a beau imposer silence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni la crainte du despotisme, ni celle de l’enfer, ne peuvent étouffer les mille voix du passé qui s’élèvent de toutes parts. Non, non, elles parlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d’un prêtre leur impose silence! Elles parlent à nos âmes dans le sommeil, par la bouche des spectres qui se lèvent pour nous avertir; elles parlent à nos oreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent même du tronc des arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacrés, pour nous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos pères.

      – Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir ton esprit de ces pensées amères et de ces souvenirs funestes?

      – Ce sont vos généalogies, ma tante, c’est le voyage que vous venez de faire dans les siècles passés, qui ont réveillé en moi le souvenir de ces quinze moines pendus aux branches du chêne, de la propre main d’un de mes aïeux, à moi… oh! le plus grand, le plus terrible, le plus persévérant, celui qu’on appelait le redoutable aveugle, l’invincible Jean Ziska du Calice!»

      Le nom sublime et abhorré du chef des taborites, sectaires qui renchérirent durant la guerre des Hussites sur l’énergie, la bravoure, et les cruautés des autres religionnaires, tomba comme la foudre sur l’abbé et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; ma tante recula sa chaise, qui touchait celle d’Albert.

      – Bonté divine! s’écria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet enfant? Ne l’écoutez pas, monsieur l’abbé! Jamais, non, jamais, notre famille n’a eu ni lien, ni rapport avec le réprouvé dont il vient de prononcer le nom abominable.

      – Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec énergie. Vous êtes une Rudolstadt dans le fond de l’âme, bien que vous soyez dans le fait une Podiebrad. Mais, quant à moi, j’ai dans les veines un sang coloré de quelques gouttes de plus de sang bohême, purifié de quelques gouttes de moins de sang étranger. Ma mère n’avait ni Saxons, ni Bavarois, ni Prussiens, dans son arbre généalogique: elle était de pure race slave; et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d’une noblesse à laquelle vous ne pouvez prétendre, moi, qui tiens à ma noblesse personnelle, je vous apprendrai, si vous l’ignorez, je vous rappellerai, si vous l’avez oublié, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle épousa un seigneur de Prachalitz, et que ma mère, étant une Prachalitz elle-même, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes, comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!

      – Ceci est un rêve, une erreur, Albert!…

      – Non, ma chère tante; j’en appelle à monsieur le chapelain, qui est un homme véridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les parchemins qui le prouvaient.

      – Moi? s’écria le chapelain, pâle comme la mort.

      – Vous pouvez l’avouer sans rougir devant monsieur l’abbé, répondit Albert avec

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