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catholiques, non pas tant par amour de la religion que par amour du pouvoir absolu. L’Autriche s’unit à nous pour nous accabler, et une nouvelle guerre, appelée la guerre de trente ans, vint ébranler et détruire notre nationalité. Dès le commencement de cette guerre, la Bohême fut la proie du plus fort; l’Autriche nous traita en vaincus, nous ôta notre foi, notre liberté, notre langue, et jusqu’à notre nom. Nos pères résistèrent courageusement, mais le joug impérial s’est de plus en plus appesanti sur nous. Il y a cent vingt ans que notre noblesse, ruinée et décimée par les exactions, les combats et les supplices, a été forcée de s’expatrier ou de se dénationaliser, en abjurant ses origines, en germanisant ses noms (faites attention à ceci) et en renonçant à la liberté de ses croyances religieuses. On a brûlé nos livres, on a détruit nos écoles, on nous a faits Autrichiens en un mot. Nous ne sommes plus qu’une province de l’Empire, et vous entendez parler allemand dans un pays slave; c’est vous en dire assez.

      – Et maintenant, vous souffrez de cet esclavage et vous en rougissez? Je le comprends, et je hais déjà l’Autriche de tout mon cœur.

      – Oh! parlez plus bas! s’écria la jeune baronne. Nul ne peut parler ainsi sans danger, sous le ciel noir de la Bohême; et dans ce château, il n’y a qu’une seule personne qui ait l’audace et la folie de dire ce que vous venez de dire, ma chère Nina! C’est mon cousin Albert.

      – Voilà donc la cause du chagrin qu’on lit sur son visage? Je me suis sentie saisie de respect en le regardant.

      – Ah! ma belle lionne de Saint-Marc! dit Amélie, surprise de l’animation généreuse qui tout à coup fit resplendir le pâle visage de sa compagne; vous prenez les choses trop au sérieux. Je crains bien que dans peu de jours mon pauvre cousin ne vous inspire plus de pitié que de respect.

      – L’un pourrait bien ne pas empêcher l’autre, reprit Consuelo; mais expliquez-vous, chère baronne.

      – Écoutez bien, dit Amélie. Nous sommes une famille très catholique, très fidèle à l’église et à l’empire. Nous portons un nom saxon, et nos ancêtres de la branche saxonne furent toujours très orthodoxes. Si ma tante la chanoinesse entreprend un jour, pour votre malheur, de vous raconter les services que nos aïeux les comtes et les barons allemands ont rendus à la sainte cause, vous verrez qu’il n’y a pas, selon elle, la plus petite tache d’hérésie sur notre écusson. Même au temps où la Saxe était protestante, les Rudolstadt aimèrent mieux abandonner leurs électeurs protestants que le giron de l’église romaine. Mais ma tante ne s’avisera jamais de vanter ces choses-là en présence du comte Albert, sans quoi vous entendriez dire à celui-ci les choses les plus surprenantes que jamais oreilles humaines aient entendues.

      – Vous piquez toujours ma curiosité sans la satisfaire. Je comprends jusqu’ici que je ne dois pas avoir l’air, devant vos nobles parents, de partager vos sympathies et celle du comte Albert pour la vieille Bohême. Vous pouvez, chère baronne, vous en rapporter à ma prudence. D’ailleurs je suis née en pays catholique, et le respect que j’ai pour ma religion, autant que celui que je dois à votre famille, suffiraient pour m’imposer silence en toute occasion.

      – Ce sera prudent; car je vous avertis encore une fois que nous sommes terriblement collets montés à cet endroit-là. Quant à moi, en particulier, chère Nina, je suis de meilleure composition. Je ne suis ni protestante ni catholique. J’ai été élevée par des religieuses; leurs sermons et leurs patenôtres m’ont ennuyée considérablement. Le même ennui me poursuit jusqu’ici, et ma tante Wenceslawa résume en elle seule le pédantisme et les superstitions de toute une communauté. Mais je suis trop de mon siècle pour me jeter par réaction dans les controverses non moins assommantes des luthériens: et quant aux hussites, c’est de l’histoire si ancienne, que je n’en suis guère plus engouée que de la gloire des Grecs ou des Romains. L’esprit français est mon idéal, et je ne crois pas qu’il y ait d’autre raison, d’autre philosophie et d’autre civilisation que celle que l’on pratique dans cet aimable et riant pays de France, dont je lis quelquefois les écrits en cachette, et dont j’aperçois le bonheur, la liberté et les plaisirs de loin, comme dans un rêve à travers les fentes de ma prison.

      – Vous me surprenez à chaque instant davantage, dit Consuelo avec simplicité. D’où vient donc que tout à l’heure vous me sembliez pleine d’héroïsme en rappelant les exploits de vos antiques Bohémiens? Je vous ai crue Bohémienne et quelque peu hérétique.

      – Je suis plus qu’hérétique, et plus que Bohémienne, répondit Amélie en riant, je suis un peu incrédule, et tout à fait rebelle. Je hais toute espèce de domination, qu’elle soit spirituelle ou temporelle, et je proteste tout bas contre l’Autriche, qui de toutes les duègnes est la plus guindée et la plus dévote.

      – Et le comte Albert est-il incrédule de la même manière? A-t-il aussi l’esprit français? Vous devez, en ce cas, vous entendre à merveille?

      – Oh! nous ne nous entendons pas le moins du monde, et voici, enfin, après tous mes préambules nécessaires, le moment de vous parler de lui:

      Le comte Christian, mon oncle, n’eut pas d’enfants de sa première femme. Remarié à l’âge de quarante ans, il eut de la seconde cinq fils qui moururent tous, ainsi que leur mère, de la même maladie née avec eux, une douleur continuelle et une sorte de fièvre dans le cerveau. Cette seconde femme était de pur sang bohème et avait, dit-on, une grande beauté et beaucoup d’esprit. Je ne l’ai pas connue. Vous verrez son portrait, en corset de pierreries et en manteau d’écarlate, dans le grand salon. Albert lui ressemble prodigieusement. C’est le sixième et le dernier de ses enfants, le seul qui ait atteint l’âge de trente ans; et ce n’est pas sans peine: car, sans être malade en apparence, il a passé par de rudes épreuves, et d’étranges symptômes de maladie du cerveau donnent encore à craindre pour ses jours. Entre nous, je ne crois pas qu’il dépasse de beaucoup ce terme fatal que sa mère n’a pu franchir. Quoiqu’il fût né d’un père déjà avancé en âge, Albert est doué pourtant d’une forte constitution; mais, comme il le dit lui-même, le mal est dans son âme, et ce mal a été toujours en augmentant. Dès sa première enfance, il eut l’esprit frappé d’idées bizarres et superstitieuses. À l’âge de quatre ans, il prétendait voir souvent sa mère auprès de son berceau, bien qu’elle fût morte et qu’il l’eût vu ensevelir. La nuit il s’éveillait pour lui répondre; et ma tante Wenceslawa en fut parfois si effrayée, qu’elle faisait toujours coucher plusieurs femmes dans sa chambre auprès de l’enfant, tandis que le chapelain usait je ne sais combien d’eau bénite pour exorciser le fantôme, et disait des messes par douzaines pour l’obliger à se tenir tranquille. Mais rien n’y fit; car l’enfant n’ayant plus parlé de ces apparitions pendant bien longtemps, il avoua pourtant un jour en confidence à sa nourrice qu’il voyait toujours sa petite mère, mais qu’il ne voulait plus le raconter, parce que monsieur le chapelain disait ensuite dans la chambre de méchantes paroles pour l’empêcher de revenir.

      C’était un enfant sombre et taciturne. On s’efforçait de le distraire, on l’accablait de jouets et de divertissements qui ne servirent pendant longtemps qu’à l’attrister davantage. Enfin on prit le parti de ne pas contrarier le goût qu’il montrait pour l’étude, et en effet, cette passion satisfaite lui donna plus d’animation; mais cela ne fit que changer sa mélancolie calme et languissante en une exaltation bizarre, mêlée d’accès de chagrin dont les causes étaient impossibles à prévoir et à détourner. Par exemple, lorsqu’il voyait des pauvres, il fondait en larmes, et se dépouillait de toutes ses petites richesses, se reprochant et s’affligeant toujours de ne pouvoir leur donner assez. S’il voyait battre un enfant, ou rudoyer un paysan, il entrait dans de telles indignations, qu’il tombait ou évanoui, ou en convulsion pour des heures entières. Tout cela annonçait un bon naturel et un grand cœur; mais les meilleures qualités poussées à l’excès deviennent des défauts ou des ridicules. La raison ne se développait point dans le jeune Albert en même temps que le sentiment et l’imagination. L’étude de l’histoire le passionnait sans l’éclairer. Il était toujours, en apprenant les crimes et les injustices des hommes, agité d’émotions par trop naïves, comme ce roi barbare qui, en

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