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du bout des doigts la main que lui tendait Amélie, et regarda fixement Consuelo pendant quelques secondes. Frappée d’un respect involontaire, Consuelo le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et continua à la regarder.

      Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c’est celle que…»

      Mais il l’interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas, ne dérangez pas le cours de mes pensées. Puis il se détourna sans donner le moindre témoignage de surprise ou d’intérêt, et sortit lentement par la grande porte.

      Il faut, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez…

      – Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amélie; mais vous parlez allemand à la signora qui ne l’entend point.

      – Pardonnez-moi, bonne signora, répondit Consuelo en italien; j’ai parlé beaucoup de langues dans mon enfance, car j’ai beaucoup voyagé; je me souviens assez de l’allemand pour le comprendre parfaitement. Je n’ose pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner quelques leçons, j’espère m’y remettre dans peu de jours.

      – Vraiment, c’est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais parler sa langue. Puisqu’elle m’entend, je lui dirai que mon neveu vient de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu’elle voudra bien pardonner lorsqu’elle saura que ce jeune homme a été ce soir fortement indisposé… et qu’après son évanouissement il était encore si faible, que sans doute il ne l’a point vue… N’est-il pas vrai, mon frère? ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublée des mensonges qu’elle venait de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.

      – Ma chère sœur, répondit le vieillard, vous êtes généreuse d’excuser mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s’étonner de certaines choses que nous lui apprendrons demain à cœur ouvert, avec la confiance que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j’espère dire bientôt l’amie de notre famille.»

      C’était l’heure où chacun se retirait, et la maison était soumise à des habitudes si régulières, que si les deux jeunes filles fussent restées plus longtemps à table, les serviteurs, comme de véritables machines, eussent emporté, je crois, leurs sièges et soufflé les bougies sans tenir compte de leur présence. D’ailleurs il tardait à Consuelo de se retirer; et Amélie la conduisit à la chambre élégante et confortable qu’elle lui avait fait réserver tout à côté de la sienne propre.

      J’aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle aussitôt que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de l’appartement, se fut retirée. Il me tarde de vous mettre au courant de tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez à supporter nos bizarreries. Mais vous êtes si fatiguée que vous devez désirer avant tout de vous reposer.

      – Qu’à cela ne tienne, signora, répondit Consuelo. J’ai les membres brisés, il est vrai; mais j’ai la tête si échauffée, que je suis bien certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous voudrez; mais à condition que ce sera en allemand, cela me servira de leçon; car je vois que l’italien n’est pas familier au seigneur comte, et encore moins à madame la chanoinesse.

      – Faisons un accord, dit Amélie. Vous allez vous mettre au lit pour reposer vos pauvres membres brisés. Pendant ce temps, j’irai passer une robe de nuit et congédier ma femme de chambre. Je reviendrai après m’asseoir à votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu’à ce que le sommeil nous vienne. Est-ce convenu?

      – De tout mon cœur», répondit la nouvelle gouvernante.

      XXV. Sachez donc, ma chère… dit Amélie lorsqu’elle eut fait ses arrangements pour la conversation projetée…

      Sachez donc, ma chère… dit Amélie lorsqu’elle eut fait ses arrangements pour la conversation projetée. Mais je m’aperçois que je ne sais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps de supprimer entre nous les titres et les cérémonies. Je veux que vous m’appeliez désormais Amélie, comme je veux vous appeler…

      – J’ai un nom étranger, difficile à prononcer, répondit Consuelo. L’excellent maître Porpora, en m’envoyant ici, m’a ordonné de prendre le sien, comme c’est l’usage des protecteurs ou des maîtres envers leurs élèves privilégiés; je partage donc désormais, avec le grand chanteur Huber (dit le Porporino), l’honneur de me nommer la Porporina; mais par abréviation vous m’appellerez, si vous voulez tout simplement Nina.

      – Va pour Nina, entre nous, reprit Amélie. Maintenant écoutez-moi, car j’ai une assez longue histoire à vous raconter, et si je ne remonte un peu haut dans le passé, vous ne pourrez jamais comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans cette maison.

      – Je suis toute attention et toute oreilles, dit la nouvelle Porporina.

      – Vous n’êtes pas, ma chère Nina, sans connaître un peu l’histoire de la Bohême? dit la jeune baronne.

      – Hélas, répondit Consuelo, ainsi que mon maître a dû vous l’écrire, je suis tout à fait dépourvue d’instruction; je connais tout au plus un peu l’histoire de la musique; mais celle de la Bohême, je ne la connais pas plus que celle d’aucun pays du monde.

      – En ce cas, reprit Amélie, je vais vous en dire succinctement ce qu’il vous importe d’en savoir pour l’intelligence de mon récit. Il y a trois cents ans et plus, le peuple opprimé et effacé au milieu duquel vous voici transplantée était un grand peuple, audacieux, indomptable, héroïque. Il avait dès lors, à la vérité, des maîtres étrangers, une religion qu’il ne comprenait pas bien et qu’on voulait lui imposer de force. Des moines innombrables le pressuraient; un roi cruel et débauché se jouait de sa dignité et froissait toutes ses sympathies. Mais une fureur secrète, une haine profonde, fermentaient de plus en plus, et un jour l’orage éclata: les maîtres étrangers furent chassés, la religion fut réformée, les couvents pillés et rasés, l’ivrogne Wenceslas jeté en prison et dépouillé de sa couronne. Le signal de la révolte avait été le supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague, deux savants courageux de Bohême qui voulaient examiner et éclaircir le mystère du catholicisme, et qu’un concile appela, condamna et fit brûler, après leur avoir promis la vie sauve et la liberté de la discussion. Cette trahison et cette infamie furent si sensibles à l’honneur national, que la guerre ensanglanta la Bohême et une grande partie de l’Allemagne, pendant de longues années. Cette guerre d’extermination fut appelée la guerre des Hussites. Des crimes odieux et innombrables y furent commis de part et d’autre. Les mœurs du temps étaient farouches et impitoyables sur toute la face de la terre. L’esprit de parti et le fanatisme religieux les rendirent plus terribles encore, et la Bohême fut l’épouvante de l’Europe. Je n’effraierai pas votre imagination, déjà émue, de l’aspect de ce pays sauvage, par le récit des scènes effroyables qui s’y passèrent. Ce ne sont, d’une part, que meurtres, incendies, pestes, bûchers, destructions, églises profanées, moines et religieux mutilés, pendus, jetés dans la poix bouillante; de l’autre, que villes détruites, pays désolés, trahisons, mensonges, cruautés, hussites jetés par milliers dans les mines, comblant des abîmes de leurs cadavres, et jonchant la terre de leurs ossements et de ceux de leurs ennemis. Ces affreux hussites furent longtemps invincibles; aujourd’hui nous ne prononçons leur nom qu’avec effroi: et cependant leur patriotisme, leur constance intrépide et leurs exploits fabuleux laissent en nous un secret sentiment d’admiration et d’orgueil que de jeunes esprits comme le mien ont parfois de la peine à dissimuler.

      – Et pourquoi dissimuler? demanda Consuelo naïvement.

      – C’est que la Bohême est retombée, après bien des luttes, sous le joug de l’esclavage; c’est qu’il n’y a plus de Bohême, ma pauvre Nina. Nos maîtres savaient bien que la liberté religieuse de notre pays, c’était sa liberté politique. Voilà pourquoi ils ont étouffé l’une et l’autre.

      – Voyez, reprit Consuelo, combien je suis ignorante! Je n’avais jamais

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