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pour les prolonger. Mais ici c’est plus qu’un désir; c’est, je crois, une passion. Je n’ai jamais vu de créature aussi étrangement belle que cette Consuelo; c’est comme une lampe qui pâlit de temps en temps, mais qui, au moment où elle semble prête à s’éteindre, jette une clarté si vive que les astres, comme disent nos poètes, en sont éclipsés.

      – Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette collerette blanche, cette toilette à demi pauvre et à demi dévote, cette tête pâle, calme, sans éclat au premier regard, ces manières rondes et franches, cette étonnante absence de coquetterie, comme tout cela se transforme et se divinise lorsqu’elle s’inspire de son propre génie pour chanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinées de cette ambition naissante!

      – Que ne suis-je assuré de ce bonheur que tu m’envies! mais je suis tout effrayé au contraire de ne trouver là aucune des passions féminines que je connais, et qui sont si faciles à mettre en jeu. Conçois-tu, ami, que cette fille soit restée une énigme pour moi, après toute une journée d’examen et de surveillance? Il me semble, à sa tranquillité et à ma maladresse, que je suis déjà épris au point de ne plus voir clair.

      – Certes, tu es épris plus qu’il ne faudrait, puisque tu es aveugle. Moi, que l’espérance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d’innocence; elle aime le petit Anzoleto; elle l’aimera encore pendant quelques jours; et si tu brusques cet attachement d’enfance, tu lui donneras des forces nouvelles. Mais si tu parais ne point t’en occuper, la comparaison qu’elle fera entre lui et toi refroidira bientôt son amour.

      – Mais il est beau comme Apollon, ce petit drôle, il a une voix magnifique; il aura du succès. Déjà la Corilla en était folle. Ce n’est pas un rival à dédaigner auprès d’une fille qui a des yeux.

      – Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant, reprit Barberigo. L’important serait de savoir s’il est son amant ou son ami. Dans le premier cas, le désabusement arrivera plus vite pour Consuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une incertitude, qui prolongeront tes angoisses.

      – Il me faudrait donc désirer ce que je crains horriblement, ce qui me bouleverse de rage rien que d’y songer! Toi, qu’en penses-tu?

      – Je crois qu’ils ne sont point amants.

      – Mais c’est impossible! L’enfant est libertin, audacieux, bouillant: et puis les mœurs de ces gens-là!

      – Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n’es pas bien expérimenté encore, malgré tous tes succès auprès des femmes, cher Zustiniani, si tu ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous les regards de cette fille, qu’elle est aussi pure que le cristal au sein du rocher.

      – Tu me transportes de joie!

      – Prends garde! c’est une folie, un préjugé! Si tu aimes Consuelo, il faut la marier demain, afin que dans huit jours son maître lui ait fait sentir le poids d’une chaîne, les tourments de la jalousie, l’ennui d’un surveillant fâcheux, injuste, et infidèle; car le bel Anzoleto sera tout cela. Je l’ai assez observé hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour être à même de lui prophétiser ses torts et ses malheurs. Suis mon conseil, ami, et tu m’en remercieras bientôt. Le lien du mariage est facile à détendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chez ces femmes-là, l’amour est une fantaisie ardente qui ne s’exalte qu’avec les obstacles.

      – Tu me désespères, répondit le comte, et pourtant je sens que tu as raison.»

      Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n’en perdait pas une syllabe. Après avoir quitté Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie, était revenu rôder autour du palais de son protecteur, pour s’assurer qu’il ne machinait pas un de ces enlèvements si fort à la mode en ce temps-là, et dont l’impunité était à peu près garantie aux patriciens. Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commençait à monter obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en plus nette, son ombre sur le pavé, et les deux seigneurs, s’apercevant ainsi de la présence d’un homme sous le balcon, se retirèrent et fermèrent la croisée.

      Anzoleto s’esquiva, et alla rêver en liberté à ce qu’il venait d’entendre. C’en était bien assez pour qu’il sût à quoi s’en tenir, et pour qu’il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo à son ami. Il dormit à peine deux heures vers le matin, puis il courut à la corte Minelli. La porte était encore fermée au verrou, mais à travers les fentes de cette barrière mal close, il put voir Consuelo tout habillée, étendue sur son lit, endormie, avec la pâleur et l’immobilité de la mort. La fraîcheur de l’aube l’avait tirée de son évanouissement, et elle s’était jetée sur sa couche sans avoir la force de se déshabiller. Il resta quelques instants à la contempler avec une inquiétude pleine de remords. Mais bientôt s’impatientant et s’effrayant de ce sommeil léthargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son amie, il élargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne réussit pourtant pas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisée de fatigue, n’en fut point éveillée. Il entra donc, referma la porte, et vint s’agenouiller à son chevet, où il resta jusqu’à ce qu’elle ouvrit les yeux. En le trouvant là, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirant aussitôt ses bras qu’elle lui avait jetés au cou, elle se recula avec un mouvement d’effroi.

      Tu me crains donc à présent, et, au lieu de m’embrasser, tu veux me fuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de ma faute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te méfier de ton ami. Il y a une grande heure que je suis là à te regarder dormir. Oh! pardonne-moi, ma sœur; c’est la première et la dernière fois de ta vie que tu auras eu à blâmer et à repousser ton frère. Jamais plus je n’offenserai la sainteté de notre amour par des emportements coupables. Quitte-moi, chasse-moi, si je manque à mon serment. Tiens, ici, sur ta couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mère, je te jure de te respecter comme je t’ai respectée jusqu’à ce jour, et de ne pas te demander un seul baiser, si tu l’exiges, tant que le prêtre ne nous aura pas bénis. Es-tu contente de moi, chère et sainte Consuelo?».

      Consuelo ne répondit qu’en pressant la tête blonde du Vénitien sur son cœur et en l’arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientôt après, retombant sur son dur petit oreiller: «Je t’avoue, lui dit-elle, que je suis anéantie; car je n’ai pu fermer l’œil de toute la nuit. Nous nous étions si mal quittés!

      – Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, répondit Anzoleto; souviens-toi de cette nuit où tu m’as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu priais et que tu travaillais à cette petite table. C’est à mon tour de garder et de protéger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vais feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras une heure ou deux. Personne ne s’occupera de nous (si on s’en occupe aujourd’hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance que tu me pardonnes et que tu crois en moi.»

      Consuelo lui répondit par un sourire de béatitude. Il l’embrassa au front, et s’installa devant la petite table, tandis qu’elle goûtait un sommeil bienfaisant entremêlé des plus doux songes.

      Anzoleto avait vécu trop longtemps dans un état de calme et d’innocence auprès de cette jeune fille, pour qu’il lui fût bien difficile, après un seul jour d’agitation, de reprendre son rôle accoutumé. C’était pour ainsi dire l’état normal de son âme que cette affection fraternelle. D’ailleurs ce qu’il avait entendu la nuit précédente, sous le balcon de Zustiniani, était de nature à fortifier ses résolutions: Merci, mes beaux seigneurs, se disait-il en lui-même; vous m’avez donné des leçons de morale à votre usage dont le petit drôle saura profiter ni plus ni moins qu’un roué de votre classe. Puisque la possession refroidit l’amour, puisque les droits du mariage amènent la satiété et le dégoût, nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile à éteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie,

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