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Le comte, son ami Barberigo, Anzoleto, tous les auditeurs, et, je crois, le vieux Porpora lui-même, faillirent en perdre l’esprit. La Clorinda suffoqua de désespoir. Consuelo, à qui le comte déclara que, dès le lendemain, son engagement serait dressé et signé, le pria de lui promettre une grâce secondaire, et de lui engager sa parole à la manière des anciens chevaliers, sans savoir de quoi il s’agissait. Il le fit, et l’on se sépara, brisé de cette émotion délicieuse que procurent les grandes choses, et qu’imposent les grandes intelligences.

      XIII. Pendant que Consuelo avait remporté tous ces triomphes…

      Pendant que Consuelo avait remporté tous ces triomphes, Anzoleto avait vécu si complètement en elle, qu’il s’était oublié lui-même. Cependant lorsque le comte, en les congédiant, signifia l’engagement de sa fiancée sans lui dire un mot du sien, il remarqua la froideur avec laquelle il avait été traité par lui, durant ces dernières heures; et la crainte d’être perdu sans retour dans son esprit empoisonna toute sa joie. Il lui vint dans la pensée de laisser Consuelo sur l’escalier, au bras du Porpora, et de courir se jeter aux pieds de son protecteur; mais comme en cet instant il le haïssait, il faut dire à sa louange qu’il résista à la tentation de s’aller humilier devant lui. Comme il prenait congé du Porpora, et se disposait à courir le long du canal avec Consuelo, le gondolier du comte l’arrêta, et lui dit que, par les ordres de son maître, la gondole attendait la signora Consuelo pour la reconduire. Une sueur froide lui vint au front.

      La signora est habituée à cheminer sur ses jambes, répondit-il avec violence. Elle est fort obligée au comte de ses gracieusetés.

      – De quel droit refusez-vous pour elle?» dit le comte qui était sur ses talons.»

      Anzoleto se retourna, et le vit, non la tête nue comme un homme qui reconduit son monde, mais le manteau sur l’épaule, son épée dans une main et son chapeau dans l’autre, comme un homme qui va courir les aventures nocturnes. Anzoleto ressentit un tel accès de fureur qu’il eut la pensée de lui enfoncer entre les côtes ce couteau mince et affilé qu’un Vénitien homme du peuple cache toujours dans quelque poche invisible de son ajustement.

      J’espère, madame, dit le comte à Consuelo d’un ton ferme, que vous ne me ferez pas l’affront de refuser ma gondole pour vous reconduire, et le chagrin de ne pas vous appuyer sur mon bras pour y entrer.»

      Consuelo, toujours confiante, et ne devinant rien de ce qui se passait autour d’elle, accepta, remercia, et abandonnant son joli coude arrondi à la main du comte, elle sauta dans la gondole sans cérémonie. Alors un dialogue muet, mais énergique, s’établit entre le comte et Anzoleto. Le comte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l’œil toisait Anzoleto, qui, debout sur la dernière marche du perron, le toisait aussi, mais d’un air farouche, la main cachée dans sa poitrine, et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers la barque, et le comte était perdu. Ce qu’il y eut de plus vénitien dans cette scène rapide et silencieuse, c’est que les deux rivaux s’observèrent sans hâter de part ni d’autre une catastrophe imminente. Le comte n’avait d’autre intention que celle de torturer son rival par une irrésolution apparente, et il le fit à loisir, quoiqu’il vît fort bien et comprît encore mieux le geste d’Anzoleto, prêt à le poignarder. De son côté, Anzoleto eut la force d’attendre sans se trahir officiellement qu’il plût au comte d’achever sa plaisanterie féroce, ou de renoncer à la vie. Ceci dura deux minutes qui lui semblèrent un siècle, et que le comte supporta avec un mépris stoïque; après quoi il fit une profonde révérence à Consuelo, et se tournant vers son protégé:

      Je vous permets, lui dit-il, de monter aussi dans ma gondole; à l’avenir vous saurez comment se conduit un galant homme.»

      Et il se recula pour faire passer Anzoleto dans sa barque. Puis il donna aux gondoliers l’ordre de ramer vers la corte Minelli, et il resta debout sur la rive, immobile comme une statue. Il semblait attendre de pied ferme une nouvelle velléité de meurtre de la part de son rival humilié.

      Comment donc le comte sait-il où tu demeures? fut le premier mot qu’Anzoleto adressa à son amie dès qu’ils eurent perdu de vue le palais Zustiniani.

      – Parce que je le lui ai dit, repartit Consuelo.

      – Et pourquoi le lui as-tu dit?

      – Parce qu’il me l’a demandé.

      – Tu ne devines donc pas du tout pourquoi il voulait le savoir?

      – Apparemment pour me faire reconduire.

      – Tu crois que c’est là tout? Tu crois qu’il ne viendra pas te voir?

      – Venir me voir? Quelle folie! Dans une aussi misérable demeure? Ce serait un excès de politesse de sa part que je ne désire pas du tout.

      – Tu fais bien de ne pas le désirer, Consuelo; car un excès de honte serait peut-être pour toi le résultat de cet excès d’honneur!

      – De la honte? Et pourquoi de la honte à moi? Vraiment je ne comprends rien à tes discours ce soir, cher Anzoleto, et je te trouve singulier de me parler de choses que je n’entends point, au lieu de me dire la joie que tu éprouves du succès inespéré et incroyable de notre journée.

      – Inespéré, en effet, répondit Anzoleto avec amertume.

      – Il me semblait qu’à vêpres, et ce soir pendant qu’on m’applaudissait, tu étais plus enivré que moi! Tu me regardais avec des yeux si passionnés, et je goûtais si bien mon bonheur en le voyant reflété sur ton visage! Mais depuis quelques instants te voilà sombre et bizarre comme tu l’es quelquefois quand nous manquons de pain ou quand notre avenir paraît incertain et fâcheux.

      – Et maintenant, tu veux que je me réjouisse de l’avenir? Il est possible qu’il ne soit pas incertain, en effet; mais à coup sûr il n’a rien de divertissant pour moi!

      – Que te faut-il donc de plus? Il y a à peine huit jours que tu as débuté chez le comte, tu as eu un succès d’enthousiasme…

      – Mon succès auprès du comte est fort éclipsé par le tien, ma chère. Tu le sais de reste.

      – J’espère bien que non. D’ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvons pas être jaloux l’un de l’autre.»

      Cette parole ingénue, dite avec un accent de tendresse et de vérité irrésistible, fit rentrer le calme dans l’âme d’Anzoleto.

      Oh! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancée dans ses bras, nous ne pouvons pas être jaloux l’un de l’autre; car nous ne pouvons pas nous tromper.»

      Mais en même temps qu’il prononça ces derniers mots, il se rappela avec remords son commencement d’aventure avec la Corilla, et il lui vint subitement dans l’idée, que le comte, pour achever de l’en punir, ne manquerait pas de le dévoiler à Consuelo, le jour où il croirait ses espérances tant soit peu encouragées par elle. Il retomba dans une morne rêverie, et Consuelo devint pensive aussi.

      Pourquoi, lui dit-elle après un instant de silence, dis-tu que nous ne pouvons pas nous tromper? À coup sûr, c’est une grande vérité; mais à quel propos cela t’est-il venu?

      – Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, répondit Anzoleto à voix basse; je crains qu’on n’écoute nos paroles, et qu’on ne les rapporte au comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus profondes que nos barcarolles de place. Laisse-moi monter avec toi dans ta chambre, lui dit-il, lorsqu’on les eut déposés sur la rive, à l’entrée de la corte Minelli.

      – Tu sais que c’est contraire à nos habitudes et à nos conventions, lui répondit-elle.

      – Oh! ne me refuse pas cela, s’écria Anzoleto, tu me mettrais le désespoir et la fureur dans l’âme.»

      Effrayée de son accent et de ses paroles, Consuelo n’osa refuser; et quand elle eut allumé sa lampe et tiré ses rideaux, le voyant sombre et comme perdu dans ses pensées, elle entoura de

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