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demandé avant de rencontrer son amie. – Ah ! » répondais-je en retrouvant la respiration. Aussitôt mon soupçon me reprenait ; mais qui sait si elle n’avait pas donné d’avance rendez-vous à son amie et n’avait pas combiné un prétexte pour être seule quand elle le voudrait ? D’ailleurs, étais-je bien certain que ce n’était pas la vieille hypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité) qui était la bonne ? Andrée était peut-être d’accord avec Albertine. De l’amour, me disais-je à Balbec, on en a pour une personne dont notre jalousie semble plutôt avoir pour objet les actions ; on sent que si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement d’aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui l’éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l’inspire, et qui use à son tour d’habileté. Elle cherche à nous donner le change sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car à celui qui n’est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante révélerait-elle les mensonges qu’elle cache ? nous ne la distinguons pas des autres ; dite avec frayeur, elle est écoutée sans attention. Plus tard, quand nous serons seuls, nous reviendrons sur cette phrase, elle ne nous semblera pas tout à fait adéquate à la réalité. Mais, cette phrase, nous la rappelons-nous bien ? Il semble que naisse spontanément en nous, à son égard et quant à l’exactitude de notre souvenir, un doute du genre de ceux qui font qu’au cours de certains états nerveux on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et pas plus à la cinquantième fois qu’à la première ; on dirait qu’on peut recommencer indéfiniment l’acte sans qu’il s’accompagne jamais d’un souvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer une cinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétante est au passé, dans une audition incertaine qu’il ne dépend pas de nous de renouveler. Alors nous exerçons notre attention sur d’autres qui ne cachent rien, et le seul remède, dont nous ne voulons pas, serait de tout ignorer pour n’avoir pas le désir de mieux savoir.

      Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l’objet comme une défiance qui autorise la tromperie. D’ailleurs, pour tâcher d’apprendre quelque chose, c’est nous qui avons pris l’initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent bien de ne rien dire, mais le feront-ils ? Bloch n’a rien pu promettre puisqu’il ne savait pas et, pour peu qu’elle cause avec chacun des trois, Albertine, à l’aide de ce que Saint-Loup eût appelé des « recoupements », saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire surveiller. Ainsi succédant – relativement à ce que faisait Albertine – à mon infini doute habituel, trop indéterminé pour ne pas rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sont au chagrin ces commencements de l’oubli où l’apaisement naît du vague, – le petit fragment de réponse que venait de m’apporter Andrée posait aussitôt de nouvelles questions ; je n’avais réussi, en explorant une parcelle de la grande zone qui s’étendait autour de moi, qu’à y reculer cet inconnaissable qu’est pour nous, quand nous cherchons effectivement à nous la représenter, la vie réelle d’une autre personne. Je continuais à interroger Andrée tandis qu’Albertine, par discrétion et pour me laisser (devinait-elle cela ?) tout le loisir de la questionner, prolongeait son déshabillage dans sa chambre. « Je crois que l’oncle et la tante d’Albertine m’aiment bien », disais-je étourdiment à Andrée, sans penser à son caractère.

      Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter ; comme un sirop qui tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenait amère. Il ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîté que, comme toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait l’année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai qu’Andrée avait pris quelques années depuis lors) s’éclipsait si vite chez elle. Mais j’allais la faire involontairement renaître avant qu’Andrée m’eût quitté pour aller dîner chez elle. « Il y a quelqu’un qui m’a fait aujourd’hui un immense éloge de vous », lui disais-je. Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait l’air de vraiment m’aimer. Elle évitait de me regarder, mais riait dans le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. « Qui ça ? » demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand. Je le lui disais et, qui que ce fût, elle était heureuse.

      Puis arrivait l’heure de partir, elle me quittait. Albertine revenait auprès de moi ; elle s’était déshabillée, elle portait quelqu’un des jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises, dont j’avais demandé la description à Mme de Guermantes, et pour plusieurs desquelles certaines précisions supplémentaires m’avaient été fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots : « Après votre longue éclipse, j’ai cru, en lisant votre lettre relative à mes tea gowns, recevoir des nouvelles d’un revenant. »

      Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants, que Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que, par la fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez elle le soir, de même qu’un peu plus tard Albertine eut des mules, certaines en chevreau doré, d’autres en chinchilla, et dont la vue m’était douce parce qu’elles étaient les unes et les autres comme les signes (que d’autres souliers n’eussent pas été) qu’elle habitait chez moi. Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une belle bague d’or. J’y admirai les ailes éployées d’un aigle. « C’est ma tante qui me l’a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu’elle me l’a donnée pour mes vingt ans. »

      Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession (telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et si désirables), la pauvreté, plus généreuse que l’opulence, donne aux femmes, bien plus que la toilette qu’elles ne peuvent pas acheter, le désir de cette toilette qui en est la connaissance véritable, détaillée, approfondie. Elle, parce qu’elle n’avait pu s’offrir ces choses, moi, parce qu’en les faisant faire je cherchais à lui faire plaisir, nous étions comme des étudiants connaissant tout d’avance des tableaux qu’ils sont avides d’aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui la promenade dans un musée, n’étant précédée d’aucun désir, donne seulement une sensation d’étourdissement, de fatigue et d’ennui.

      Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux manches doublées de rose, prenaient pour Albertine, qui les avait aperçus, convoités et, grâce à l’exclusivisme et à la minutie qui caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l’écharpe, et connus dans toutes leurs parties – et pour moi qui étais allé chez Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l’inimitable façon du grand faiseur – une importance, un charme qu’ils n’avaient certes pas pour la duchesse, rassasiée avant même d’être en état d’appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses ennuyeuses tournées chez les couturières.

      Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la plus jolie, avec tous les raffinements qu’y eussent apportés Mme de Guermantes ou Mme Swann, de ces choses elle commençait à avoir beaucoup. Mais peu importait, du moment qu’elle les avait aimées d’abord et isolément.

      Quand on a été épris d’un peintre, puis d’un autre, on peut à la fin avoir pour tout le musée une admiration qui n’est pas glaciale, car elle est faite d’amours successives, chacune exclusive en son temps, et qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.

      Elle n’était pas frivole, du reste, lisait beaucoup quand elle était seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi. Elle était devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se trompant d’ailleurs : « Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais

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