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Albertine vînt me voir à minuit, et maintenant vécût avec moi. Et c’eût peut-être été invraisemblable d’une autre, mais nullement d’Albertine, sans père ni mère, menant une vie si libre qu’au début je l’avais prise à Balbec pour la maîtresse d’un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée Mme Bontemps qui, déjà chez Mme Swann, n’admirait chez sa nièce que ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela pouvait la débarrasser d’elle en lui faisant faire un riche mariage où un peu de l’argent irait à sa tante (dans le plus grand monde, des mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire à leur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunes époux, acceptent des fourrures, une automobile, de l’argent d’une belle-fille qu’elles n’aiment pas et qu’elles font recevoir).

      Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne trouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce de Jupien, étant une exception, ne peut encore le laisser prévoir, une hirondelle ne fait pas le printemps. En tous cas, si la toute petite situation de la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel, car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement il trouvait « plutôt bête » cette jeune fille mille fois plus intelligente que lui, peut-être seulement parce qu’elle l’aimait, mais encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n’était pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des bourgeoises riches, élégantes, d’esprit assez libre pour trouver qu’on ne se déshonore pas en recevant une couturière, d’esprit assez esclave aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que Son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir tous les jours.

      Rien ne plaisait mieux que l’idée de ce mariage au baron, lequel pensait qu’ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une « faute ». Et M. de Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n’aurait pas été fâché de le confier à son ami, qui eût été furieux, et de semer ainsi la zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait à un grand nombre de personnes bonnes, qui font les éloges d’un tel ou d’une telle pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait d’aucune insinuation, et pour deux causes. « Si je lui raconte, se disait-il, que sa fiancée n’est pas sans tache, son amour-propre sera froissé, il m’en voudra. Et puis, qui me dit qu’il n’est pas amoureux d’elle ? Si je ne dis rien, ce feu de paille s’éteindra vite, je gouvernerai leurs rapports à ma guise, il ne l’aimera que dans la mesure où je le souhaiterai. Si je lui raconte la faute passée de sa promise, qui me dit que mon Charlie n’est pas encore assez amoureux pour devenir jaloux ? Alors, je transformerai, par ma propre faute, un flirt sans conséquence et qu’on mène comme on veut, en un grand amour, chose difficile à gouverner. » Pour ces deux raisons, M. de Charlus gardait un silence qui n’avait que les apparences de la discrétion, mais qui, par un autre côté, était méritoire, car se taire est presque impossible aux gens de sa sorte.

      D’ailleurs, la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui elle satisfaisait tout le goût esthétique qu’il pouvait avoir pour les femmes, aurait voulu avoir d’elle des centaines de photographies. Moins bête que Morel, il apprenait avec plaisir les dames comme il faut qui la recevaient et que son flair social situait bien, mais il se gardait (voulant garder l’empire) de le dire à Charlie, lequel, vraie brute en cela, continuait à croire qu’en dehors de la « classe de violon » et des Verdurin, seuls existaient les Guermantes, les quelques familles presque royales énumérées par le baron, tout le reste n’étant qu’une « lie », une « tourbe ». Charlie prenait ces expressions de M. de Charlus à la lettre.

      Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupien serait en quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui. « Tromper », dans le sens conjugal, la future femme du violoniste, M. de Charlus n’eût même pas songé une seconde à en éprouver du scrupule. Mais avoir un « jeune ménage » à guider, se sentir le protecteur redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle, considérant le baron comme un dieu, prouverait par là que le cher Morel lui avait inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel, firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa « chose », Morel, un être de plus, l’époux, c’est-à-dire lui donnèrent quelque chose de plus, de nouveau, de curieux à aimer en lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande maintenant qu’elle n’avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour ainsi dire, résistait souvent au baron qu’il se sentait sûr de reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les soirs où il s’ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le baron n’avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M. de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où vivrait le jeune ménage. L’amour de M. de Charlus pour Morel reprenait une nouveauté délicieuse quand il se disait : sa femme aussi sera à moi autant qu’il est à moi, ils n’agiront que de la façon qui ne peut me fâcher, ils obéiront à mes caprices, et ainsi elle sera un signe (jusqu’ici inconnu de moi) de ce que j’avais presque oublié et qui est si sensible à mon cœur, que pour tout le monde, pour ceux qui me verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était plus heureux que de tout le reste. Car la possession de ce qu’on aime est une joie plus grande encore que l’amour. Bien souvent ceux qui cachent à tous cette possession ne le font que par la peur que l’objet chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se taire, en est diminué.

      On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son désir, c’était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là, et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et, le viol accompli, il « ficherait le camp au loin » ; mais cela, devant les aveux d’amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de Charlus l’avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature de Morel – telle qu’il l’avait cyniquement avouée, peut-être même habilement exagérée – et le moment où elle reprendrait le dessus. En se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l’aimait. Il se connaissait si peu qu’il se figurait sans doute l’aimer, même peut-être l’aimer pour toujours. Certes, son premier désir initial, son projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments superposés que rien ne dit que le violoniste n’eût pas été sincère en disant que ce vicieux désir n’était pas le mobile véritable de son acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu’il se l’avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à ce moment-là d’assez fortes crampes à la main et se voyait obligé d’envisager l’éventualité d’avoir à cesser le violon. Comme, en dehors de son art, il était d’une incompréhensible paresse, la nécessité de se faire entretenir s’imposait et il aimait mieux que ce fût par la nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant par les apprenties toujours nouvelles, qu’il chargerait la nièce de Jupien de lui débaucher, que par les belles dames riches auxquelles il la prostituerait. Que sa future femme pût refuser de condescendre à ces complaisances et fût perverse à ce point n’entrait pas un instant dans les calculs de Morel. D’ailleurs ils passèrent au second plan, y laissèrent la place à l’amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences se relâcheraient certainement une fois que lui, Morel, serait marié à la jeune fille. Le mariage était la chose pressée, à cause de son amour et dans l’intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la nièce de Jupien, lequel la consulta.

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