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Il pensait qu’on le pouvait donner, troquer ou vendre, et, pardieu, il avait raison! Qui est-ce donc qui me contredira?

      Coppie avait grande envie de répondre; mais l’intérêt de son amour lui commanda le silence. Il se tut, et Sherrington reprit après une pause:

      – Revenons à vous, master Edwin. Je veux bien admettre que la jalousie de ma fille à l’égard de cette négresse est puérile; je veux bien aussi ne voir dans votre échauffourée qu’une folie de jeune homme; je me plais à croire que l’expérience, aidée de mes raisonnements, finirait par refroidir votre cerveau brûlé; je ne vous donne même pas deux ans de séjour dans un État à esclaves pour être tout à fait de mon avis, car vous remarquerez que les nègres sont cent fois plus heureux que les domestiques blancs, et que les premiers, confortablement nourris, chaudement vêtus et abrités maintenant, mourraient de faim ou de froid si on leur rendait la liberté. Faits pour servir, ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes. Ce sont des brutes sur le sort desquels l’Europe s’apitoie sottement et sans connaissance de cause.

      – Cependant, hasarda timidement Edwin, l’ouvrage de madame Beecher Stowe, traduit dans toutes les langues…

      – La Case du père Tom! riposta véhémentement M. Sherrington; une exagération greffée sur un mensonge!

      – Néanmoins, objecta encore Coppie…

      – Brisons là ou je me fâche! tonna son interlocuteur.

      Un moment après, il dit d’un air plus calme:

      – Vous renoncez à vos idées absurdes, n’est-ce pas, master Edwin? J’en exige le serment sur les Saints Évangiles. Puis, à cette condition, vous pourrez espérer la main de Rebecca. Mais avant, mon jeune ami, occupons-nous de votre situation. Vous n’êtes pas riche, bien qu’intelligent, actif et vigoureux. On ne se met pas en ménage sans avoir une somme suffisante pour satisfaire aux besoins de celle qu’on épouse. Jusqu’à présent, vous vous êtes fort peu occupé de votre avenir. Il est temps d’y songer. Que comptez-vous faire?

      – Monsieur, répondit Coppie, je me propose d’aller au Kansas.

      – Bien, et dans quel but?

      – Le pays est neuf; je pense qu’en m’avançant vers le territoire indien, et jusqu’au Mexique, je gagnerai de l’argent dans la traite de pelleteries.

      – Hum! commerce bien usé, fit M. Sherrington en hochant la tête.

      – J’ai, continua Edwin, un millier de dollars en espèces. Avec cette somme, j’achèterai de la bimbeloterie…

      – Et combien présumez-vous que rapportera ce commerce?

      – Il y a des chances à courir, dit le jeune homme; mais si la fortune m’est favorable, j’espère porter mon capital à dix ou douze mille piastres dans deux ou trois ans.

      – Dans trois ans donc, dit M. Sherrington. Mais vous répudierez vos rêves abolitionnistes?

      Coppie éluda la réponse par une nouvelle question:

      – Me sera-t-il permis de voir miss Rebecca avant mon départ?

      – Non, dit son interlocuteur, elle est indisposée contre vous. Je lui offrirai vos excuses. Partez, jeune homme; vous avez ma parole, je compte sur la vôtre; dans trois ans vous nous revenez avec dix mille dollars, un esprit plus rassis, la ferme résolution de soutenir le grand parti du Sud, et vous épousez ma fille.

      Là-dessus le père de Rebecca se leva et tendit la main à Coppie.

      Cette façon sommaire de le renvoyer était trop dans les usages américains pour que celui-ci songeât à s’en offenser. Saisissant donc cordialement la main de M. Sherrington, il la serra avec effusion, et sortit de la maison.

      On était à la fin de mars. Il faisait un temps doux et humide. Des toits des maisons, chargés de neige, l’eau dégouttait avec un bruit monotone et, par intervalle, un son sourd et prolongé se faisait entendre: c’était une avalanche arrachée, par le dégel, au faîte de quelque édifice qui venait s’abattre dans la rue en s’éparpillant en un tourbillon de poussière nacrée.

      La moiteur de l’atmosphère avait revêtu les murailles et les arbres d’une couche de givre aussi blanche que l’albâtre. On eût dit que la cité tout entière était construite en stuc.

      Cependant, depuis quelques jours, le Mississipi avait rompu sa prison de glace, et il roulait avec fracas ses eaux jaunâtres chargées de banquises.

      La navigation était rouverte de Dubuque à l’embouchure du fleuve.

      Edwin Coppie acheta une pacotille de couteaux, haches, fusils, couvertures, verroteries, etc., chez divers importateurs de la ville, embarqua le tout sur le Columbia, magnifique bateau à vapeur qui desservait les rives du Mississipi entre Dubuque et Saint-Louis; puis il prit, le soir même, passage à son bord pour Burlington, bourgade assez importante, non loin de la frontière des États de l’Iowa et du Missouri.

      La traversée s’opéra sans encombre; le lendemain matin, il arrivait à Burlington.

      L’eau était toujours tiède et le soleil brillait d’un pur éclat.

      Aussitôt qu’il eut mis pied à terre, Coppie loua un traîneau et ordonna au charretier de le conduire chez sa mère, qui résidait à trente milles de là, sur la rivière des Moines.

      Quoiqu’une épaisse croûte de neige s’étendît à la surface de la terre, les chemins étaient mauvais, défoncés, parsemés de cahots, comme disent les Canadiens-Français. Aussi, le véhicule marchait-il avec une lenteur désespérante pour Edwin, qui avait hâte d’embrasser son excellente mère, dont il était séparé; depuis plus d’un mois.

      La nuit vint, déployant son linceul sur les campagnes. L’attelage et le cocher étaient fatigués; celui-ci maugréait entre ses dents et jurait à tout instant qu’il n’irait pas plus loin; celui-là bronchait à chaque pas et refusait d’avancer.

      Tout à coup, au détour d’un bois, une clarté immense déchira les ténèbres.

      – Mon Dieu! fit Edwin en fouillant l’horizon du regard; mon Dieu! on dirait que c’est un incendie… que notre maison est en feu!

      Et s’adressant à l’automédon;

      – Fouettez vos chevaux! il y a cinq dollars pour vous!

      Dix minutes après, le traîneau arrivait sur le théâtre de l’embrasement.

      Coppie ne s’était pas trompé: la métairie qu’il occupait avec sa mère achevait de s’abîmer dans un océan de flammes.

      Sur un pin gigantesque, devant la porte de l’habitation, on avait cloué un écriteau.

      Aux lueurs rougeâtres de la conflagration, le jeune homme y lut ces mots tracés en caractères sanglants:

      Ainsi seront punis les traitres à la cause du Sud.

      Edwin Coppie, prends garde à toi!

      L’amant de Rebecca Sherrington, après s’être assuré que sa mère n’avait pas été la proie du fléau destructeur et qu’elle était réfugiée au fort des Moines, à quelques lieues de distance, grimpa sur le pin, décrocha l’écriteau, le retourna, le fixa à la même place, et avec un morceau de charbon arraché aux décombres de la ferme, il écrivit:

      Que les traitres à la cause du Nord

      prennent garde à Edwin Coppie!

      III. Formation d’un état américain

      On sait assez, en Europe, avec quelle rapidité fabuleuse augmente la population dans la plupart des cités des États-Unis; ainsi celle de New-York a plus que doublé durant les dix dernières années; aujourd’hui, en y joignant Brooklyn, son faubourg naturel, on peut, sans exagération, la porter à près d’un million d’âmes; Buffalo, qui n’existait pas au commencement de ce siècle, en compte actuellement plus de cent mille; et Chicago, simple poste

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