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surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la perception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne pouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des années, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver encore.

      En effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient tranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes matériels?

      Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante:

      «Peut-être faudrait-il?…

      – Quoi? demanda maître Koltz.

      – Y aller voir, mon maître.»

      Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question resta sans réponse.

      Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole.

      «Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose qu'il y ait à faire.

      – Aller au burg…

      – Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de la cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du feu, c'est qu'une main l'a allumé…

      – Une main… à moins que ce soit une griffe! répliqua le vieux paysan en secouant la tête.

      – Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe! Il faut savoir ce que cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une des cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a quitté…

      – Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que personne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz.

      Voilà ce que je n'admettrai jamais! se récria vivement le magister Hermod.

      – C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg.»

      La remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis longtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que fussent ses yeux.

      Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était indubitable que des êtres humains occupaient actuellement le château des Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants pour les habitants de Vulkan et de Werst.

      Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses croyances:

      «Des êtres humains, mes amis?… Vous me permettrez de n'en rien croire. Pourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés....

      – Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus? s'écria maître Koltz.

      – Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se présentent sous la forme de belles femmes…»

      Pendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la porte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du Roi Mathias. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir apparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par le maître d'école.

      «Cependant, mes bons amis, se risqua à dire Jonas, si ces êtres sont des génies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allumé du feu, puisqu'ils n'ont rien à cuisiner…

      – Et leurs sorcelleries?… répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu'il faut du feu pour les sorcelleries?

      – Évidemment!» ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

      Cette sentence fut acceptée sans contestation, et, de l'avis de tous, c'étaient, à n'en pas douter, des êtres surnaturels, non des êtres humains, qui avaient choisi le château des Carpathes pour théâtre de leurs manigances.

      Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la conversation. Le forestier se contentait d'écouter attentivement ce que disaient les uns et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique origine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de curiosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût aussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une fois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte.

      On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa guise, soit! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en de telles aventures, c'eût été œuvre de fou, ou d'indifférent. Et pourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le forestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est que Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même elle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait jamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota eût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles réflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment.

      Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à moins d'avoir perdu la tête?… Chacun se découvrait donc les meilleures raisons pour n'en rien faire… Le biró n'était plus d'un âge à se risquer en des chemins si rudes… Le magister avait son école à garder, Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.

      Non! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi:

      «Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais revenir!»

      A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand effroi de l'assistance.

      Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait parlé.

      Son client étant mort— ce qui faisait honneur à sa perspicacité médicale, sinon à son talent— , le docteur Patak était accouru à la réunion du Roi Mathias.

      «Enfin, le voilà!» s'écria maître Koltz.

      Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement ironique, il s'écria:

      «Alors, les amis, c'est toujours le burg… le burg du Chort, qui vous occupe!… Oh! les poltrons!… Mais s'il veut fumer, ce vieux château, laissez-le fumer!… Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et toute la journée?… Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante!… je n'ai entendu parler que de cela durant mes visites!… Les revenants ont fait du feu là-bas?… Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du cerveau!… Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du donjon… A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre monde!… Eh! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on ressuscite!… Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus faire une fournée…»

      Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable jactance.

      On le laissa dire.

      Et alors le biró de lui demander:

      «Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au burg?…

      – Aucune, maître Koltz.

      – Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à

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